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Arts-chipels.fr

Dolorosa, Les Trois Sœurs en version contemporaine

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Rebekka Kricheldorf transpose la pièce d’Anton Tchekhov à l’Allemagne contemporaine en un portrait caustique d’une fratrie bobo décadente. Marcial di Fonzo Bo s’en empare avec une équipe d’actrices et d’acteurs qui incarnent à merveille des personnages en mal d’avenir

De Tchekhov à Kricheldorf

En trois actes, d’anniversaire raté en anniversaire raté – Irina fête ses vingt-huit, vingt-neuf et trente ans –, rien ne change ou plutôt tout empire à la Villa Dolorosa, où vivent Irina, Olga, Macha et Andreï. Les enfants Prozorov de l’auteur russe sont devenus les Freudenbach, héritiers non « d’un tas d’or » mais d’une maison qui tombe en ruine et de prénoms russes donnés par leurs « snobs cultureux » de parents, morts dans un accident de voiture. Olga, trente-sept ans, célibataire frustrée, professeur au lycée Schiller, ronge son frein. Macha, vingt-cinq ans, se morfond dans un mariage contracté par ennui et cherche du travail en priant de ne pas en trouver ; quant à Irina, la petite dernière, éternelle étudiante, elle aspire à tout mais rien ni personne ne trouve grâce à ses yeux. Le frère, Andreï, trente-huit ans, se rêve romancier mais doit rabattre ses prétentions quand il épouse Janine (avatar de la Natalia Ivanova de Tchekhov), une  jeune fille « pauvre », vulgaire et désinvolte qui va, en mettant au monde des enfants, bouleverser l’univers bohème des Freudenbach en leur imposant ses principes bourgeois conventionnels.

Les trois sœurs sont au centre de l’intrigue et, des personnages qui hantaient la maison Prozorov, ne subsiste qu’Ignatievitch Verchinine, en la personne de Georges, quarante-cinq ans, le seul du lot à envisager un avenir meilleur : « D’ici à deux cents, trois cents ans, la vie sur terre sera incroyablement belle, éblouissante. » Il tombe amoureux de Macha, et inversement, une idylle sans lendemain à cause de son épouse suicidaire.

Les thèmes chers à Tchekhov demeurent : l’ennui, le passage du temps, les rêves inassouvis, le travail, l’amour... La différence réside dans l’espoir de lendemains nouveaux, qui traversait la pièce russe : après l’incendie à l’acte 3, où l’Ancien Monde brûle, le dernier acte dans le jardin, devant la maison, annonce le monde d’après. Les personnages de Kricheldorf, eux, tournent en rond sans entrevoir d’issue. Pour l’autrice, rien à attendre de l’avenir : elle a écrit cette pièce il y a dix ans en réaction au milieu intellectuel petit-bourgeois qu’elle côtoyait. Elle se disait consternée par ce cercle qui philosophait sur l’état du monde sans jamais passer à l’action.

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Une mise en scène éclairante

Pour sa première création au Quai d’Angers en tant que directeur du lieu, Marcial Di Fonzo Bo investit avec brio ce texte virulent en le rattachant à Tchekhov avec de courts ajouts des Trois sœurs. Il dirige sa troupe avec la fantaisie qu’on lui connaît et l’esprit iconoclaste hérité de la bande d’Argentins qui ont marqué la scène française, comme Copi, Jorge Lavelli ou Alfredo Arias. Marie-Sophie Ferdane, du haut de sa blondeur majestueuse, est une Olga lumineuse dont le désespoir passe par toutes les nuances, de l’aigreur à la désinvolture. À ses côtés, Camille Rutherford joue une Irina capricieuse et emportée, tandis qu’Elsa Guedj donne à Macha un relief acidulé et une sincérité enfantine. Le frère, Andreï, devient, avec Alexandre Steiger, un insouciant « glandeur » avant que Janine, la piquante Juliet Doucet, ne vienne le recadrer. L’ami de la famille, Georges, à la fois fataliste et optimiste, est incarné avec justesse par Rodolphe Congé (en alternance avec Jean-Christophe Folly).

Pour marquer le temps qui passe d’un anniversaire à l’autre, Catherine Rankl propose des repères scénographiques en écho aux indications minutieuses de Tchekhov, mais sans enfermer la pièce dans un espace naturaliste ou du quotidien : le salon de l’acte 1 s’éclate ici en une salle d’exposition où domine un immense tableau d’ours blancs en cage devant la banquise, à la manière du peintre Gilles Aillaud ; à l’acte 2, la chambre d’Irina devient un vaste fouillis d’oreillers blancs, où la famille s’étripe et, au dernier acte, le jardin devant la maison se résume à la cage de scène, vide, offrant un point de fuite où les artistes jouent la dernière scène de Les Trois Sœurs.

Phot. © Pascal Gély

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Que vont les trois sœurs devenir ?

Avant-dernière pièce d’Anton Tchekhov, écrite en 1900, l’œuvre se situe à la lisière d’un monde que l’auteur sent prêt à basculer, sans espérer assister à cette révolution. À l’inverse, Rebekka Kricheldorf met en scène des individus au bout du rouleau, qui peinent à se projeter dans l’avenir. Fidèle aux thèmes qui composent l’œuvre de Tchekhov, l’autrice allemande, née dans les années 1970, transpose cette histoire avec un humour désabusé et cru où ses contemporains apparaissent incapables d’agir malgré leurs aspirations humanistes. Marcial di Fonzo Bo a trouvé pertinent d’ajouter au spectacle quelques passages du texte original, dans la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, afin de rendre sensible la différence d’une écriture à l’autre. À chacun d’en juger. Les derniers mots du spectacle appartiennent au chef-d’œuvre russe : « Irina : Demain viendra l’hiver et moi je travaillerai [...] OLGA : [...] nos souffrances se changeront en joie pour ceux qui viendront après nous ; le bonheur, la paix régneront sur la terre [...] Oh, mes chères sœurs, notre vie n’est pas encore terminée. On a envie de vivre ! [...]Un peu de temps encore, et nous saurons pourquoi cette vie, pourquoi ces souffrances... Si l’on pouvait savoir! Si l’on pouvait savoir ! » Cette fin laisse les spectateurs mesurer avec une certaine nostalgie l’écart qui les sépare des temps où l’on pouvait encore rêver d’un monde meilleur et rend Dolorosa, sous-titré Trois Anniversaires ratés, d’autant plus noir et virulent.

Phot. © Pascal Gély

Phot. © Pascal Gély

Dolorosa Texte Rebekka Kricheldorf Variation des Trois Sœurs d’Anton Tchekhov S Traduction Leyla-Claire Rabih, Frank Weigand et André Markowicz, Françoise Morvan pour les passages d'Anton Tchekhov S Mise en scène Marcial Di Fonzo Bo S Avec Juliet Doucet (Janine) Marie-Sophie Ferdane (Olga) Rodolphe Congé (Georg) (du 5 au 9 mars inclus) en alternance avec Jean-Christophe Folly (Georg) (du 11 au 15 mars) Elsa Guedj (Macha) Camille Rutherford (Irina) Alexandre Steiger (Andreï) S Scénographie Catherine Rankl S Dramaturgie Guillermo Pisani S Musique Étienne Bonhomme S Costumes Fanny Brouste S Lumières Bruno Marsol S Conseil à la distribution Richard Rousseau S Assistante mise en scène Margot Madec S Production Le Quai – Centre dramatique national Angers Pays de la Loire S Coproduction Le Volcan – Scène nationale du Havre, TnBA – Théâtre national de Bordeaux Aquitaine TNB - Théâtre National de Bretagne S Rebekka Kricheldorf est représentée  par Kiepenheuer Bühnenverlag et publiée chez Actes Sud. S Les Trois Sœurs est publié chez Babel S Création le 1er octobre 2024 au Quai – CDN Angers Pays de la Loire S Durée 1h55

Du 5 au 15 mars Théâtre du Rond Point, 2 bis venue Franklin.D. Roosevelt  Paris 8e
19 — 27 mars 2025  Théâtre National de Bretagne / Rennes (35)

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