4 Mars 2025
Comédien et metteur en scène, Philippe Torreton donne corps et voix au poème de Jean Genet : avec lui dans l’arène, Julien Posada s’aventure sur son fil de fer, figure tragique du jeune acrobate.
Le poème incarné
Philippe Torreton se glisse dans la peau de Jean Genet qui, en 1957, adresse un poème en vers libres à son amant, Abdallah Bentaga. Sous le charme du jeune homme de dix-huit ans qui se rêve acrobate, l’écrivain de quarante-six ans envisage d’en faire un artiste hors pair. Comme souvent lorsqu’il aime, il le prend sous son aile, l’accompagne pas à pas : maquillage, costume, numéros, musique, il s’occupe de tout. Engagé dans un cirque italien, le jeune funambule tombera lors d’une représentation au Koweït et ne retrouvera jamais ses pleines capacités. Genet subvient à ses besoins mais le quitte en 1962. Deux ans après, le corps d’Abdallah est retrouvé sans vie, les veines tranchées ; autour de lui, les livres de son ex-amant et Saint-Genet comédien et martyr de Jean-Paul Sartre. Comment, après la chute, demeurer le funambule qui danse dans la lumière, le prodige que le poète a forgé de ses mains ? Quant à Genet, jusqu’à sa mort en 1986, il n'écrira plus de fiction ou de théâtre et ne se consacrera qu’à des éditos ou des essais souvent liés à ses engagements politiques.
L’accident et la mort sont inscrits au fil des quarante-neuf fragments du Funambule : « Si tu tombes tu mériteras la plus conventionnelle des oraisons funèbres, flaque d’or et de sang, mare où le soleil couchant…» ; « Tu dois risquer une mort physique définitive. »
Aussi Philippe Torreton choisit-il d’inscrire cette prémonition de la chute dans sa mise en scène, « de raconter comme un écho tragique la destinée d’Abdallah ». Le Funambule devient ici un poème noir qu’il fait entendre dans un cirque sinistré. Dehors, le temps est à l’orage, le tonnerre gronde sur le plateau. Dans la pénombre, sous les draps froissés d’un lit de camp, repose un jeune homme blessé : Julien Posada. À son chevet, un homme est assis : Philippe Torreton. Le décor de Raymond Sarti évoque un chapiteau en déshérence. Un fil de fer est tendu entre deux tabourets, au milieu d’un fatras d’agrès à l’ancienne : cerceau, trapèze, cordes, échelles, costumes épars. Dans l’ombre, un musicien joue du piano.
Le cirque et ses paillettes
« Une paillette d’or est un disque minuscule en métal doré, percé d’un trou. Mince et légère, elle peut flotter sur l’eau. Il en reste quelquefois une ou deux accrochées dans les boucles d’un acrobate. » Ainsi débute, en sorte d’oraison funèbre, Le Funambule. Peu à peu l’acrobate prend vie indépendamment de l’homme qui parle. Chacun sa partition : l’un sur son fil, l’autre au cœur du texte de Jean Genet. Côté cour, au clavier, à la guitare et aux percussions, Boris Boublil accompagne ce duo décalé.
Au fil du poème, Philippe Torreton délivre conseils, préceptes, recettes et considérations philosophiques à un hypothétique circassien : « Ton maquillage ? Excessif. Outré. Qu’il t’allonge les yeux jusqu’aux cheveux. Tes ongles seront peints. Qui, s’il est normal et bien pensant, marche sur un fil ou s’exprime en vers ? C’est trop fou. »
Pour sa part, Julien Posada, d’abord maladroit, prend peu a peu de l’assurance, exécute pirouettes au sol et improvise quelques pas de danse sur son fil. Sans s’épargner nombre de chutes spectaculaires. L’acteur a les gestes démonstratifs et autoritaires d’un dompteur d’acrobate, le funambule feint avec adresse les hésitations d’un débutant... « Tu peux essayer de dompter ton fil. Méfie-toi. Le fil de fer, comme la panthère et comme, dit-on, le peuple, aime le sang. Apprivoise-le plutôt. »
Dans cette atmosphère déglinguée, entre lumière et ombre, poussière et paillettes, Philippe Torreton fait entendre la beauté nostalgique d’un cirque d’antan, avec ses clowns, ses trapézistes, ses écuyères et ses dompteurs de fauves. On peut regretter que la musique, parfois trop présente, laisse assez peu de place au silence pour faire résonner les mots.
« Une solitude mortelle »…
Le portrait croisé d’un Pygmalion et de sa créature, où chaque interprète demeure dans sa bulle, fait ressortir, en miroir, leur « solitude » respective, un mot qui revient souvent dans le texte à l’instar de chute et mort. « Et si le texte n’était que les remugles d’un homme seul ? », se demande le metteur en scène. « On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé », écrit Genet, qui établit un parallèle constant entre le poète qu’il est et l’artiste de cirque. L’auteur et dramaturge ne vivait-il pas sur un fil, à l’époque ? Il sortait d’une crise artistique et personnelle intense, que l’on fait souvent correspondre à la parution du livre de Jean-Paul Sartre, Saint-Genet comédien et martyr. Le Funambule, qu’il écrit après des années de silence, bien que destiné à son amant, porte une part de ses propres obsessions, comme le rappellent les dernières phrases : « Ce sont de vains, de maladroits conseils que je t’adresse. Personne ne saurait les suivre. [...] Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. »
Même si au cirque les sauts sont bien plus périlleux que toute activité littéraire – « Il est, avec la poésie, la guerre, la corrida, un des seuls jeux cruels qui subsistent » –, tout artiste peut se reconnaître dans Le Funambule, comme dans la Lettre à un jeune poète de Rainer Maria Rilke. Philippe Torreton, lui, nous transmet un peu de l’incendie allumé par la prose âpre et flamboyante, fluide et heurtée, dure et caressante de Genet. Une langue unique dont il tire des images concrètes et qu’il distille sans lyrisme ni pathos. Le spectacle nous incite à revenir aux écrits de cet immense auteur. On peut aussi lire l’histoire d’Abdallah Bentaga dans le roman de Rémi David, Mourir avant que d'apparaître (Gallimard, 2022), dont le titre est tiré du Funambule.
Le Funambule de Jean Genet (coll. L'Arbalète, Gallimard)
S Mise en scène et jeu Philippe Torreton S Avec Boris Boublil (musique) S Julien Posada (fil de fer) S Composition musicale Boris Boublil S Chorégraphie Julien Posada S Scénographie Raymond Sarti S Lumières Bertrand Couderc S Costumes Marie Torreton S Collaboration artistique Elsa Imbert et Marie Torreton S Regard chorégraphique Dalila Cortes S Production MC2: Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale S Durée 1h15
Création le 8 octobre 2024 à la MC2 Grenoble
Du 1er au 20 mars 2025 Théâtre de la Ville - Les Abbesses, 31 rue des Abbesses Paris 18e
Du 6 au 10 mai 2025 Les Célestins, Lyon