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Arts-chipels.fr

Lost in Stockholm. Distinguer les vivants et les morts.

Phot. © Laurent Schneegans

Phot. © Laurent Schneegans

À travers ce voyage fantasmagorique aux frontières du réel, Fabrice Melquiot explore la porosité entre les mondes, aux franges du temps et de l'espace, de manière aussi passionnante que virtuose. Il interroge dans le même temps la déliquescence de notre société et ses travers.

Il n'y a d'aveugle que celui qui ne peut mais aussi ne veut voir. C'est dans un rapport au réel perturbé, en acceptant une règle de cécité proposée par des guides pour le moins étranges, que des touristes français participent à un voyage en Suède d'un genre particulier. Effrayés de se retrouver dans l'obscurité, un bandeau sur les yeux, et saisis de terreur, ils débarquent dans le lieu choisi, pour l'occasion, par les maîtres à qui ils ont confié leur destinée : un cimetière.  Perdus, erratiques, ils paniquent tout en s'interrogeant sur l'aveuglement volontaire qu'ils ont accepté et sur la porte que cette permissivité a ouverte. Laisser faire est une forme d'engagement qui ne dit pas son nom et l'on perçoit les prolongations d'une telle attitude dans la vie quotidienne. Ce principe de double lecture, qui explore les intervalles de sens cachés dans les mots, gouvernera la pièce.

Trois groupes de personnages composent le parcours en eaux troubles de ce voyage peu commun, où l'imaginaire et le fantasme occupent la première place. Aux « touristes » et à leurs « guides », dont on appréciera la richesse polysémique, l'auteur adjoindra un duo de fossoyeurs philosophes. Ils disserteront de manière aussi cocasse que scientifiquement documentée sur l'état de l'univers et sur la place des hommes dans le monde. Un mélange réjouissant mais explosif à tous les étages.

Phot. © Laurent Schneegans

Phot. © Laurent Schneegans

Des touristes englués dans leur réalité

Les « touristes » ici convoqués ont tous des comptes à régler avec leur « réalité ». Seuls ou en couple, ils sont un raccourci d'humanité, poussés à ce voyage « exotique » par un désir d'évasion de leur quotidien. Tous souffrent de quelque chose : c'est un bégaiement handicapant pour l'une, renforcé par un nom de famille sujet à moquerie ; un cordon ombilical jamais coupé avec une mère intrusive pour un autre ; un échec de couple qui passe par des embarras gastriques ; une timidité et un isolement de toujours, renforcés par un nom de tueur en série – un comble alors qu'adulte, ce même personnage dort encore avec sa peluche ; un deuil qui ne passe pas dans un corps d'agitée du bocal qui ne s'exprime qu'à travers des slogans publicitaires.

Une bande de « losers » comme le leur assènent les guides qui les ont pris en charge, qui perdent leur vie dans un non-accomplissement. Vivants, il sont déjà morts. Des ratés, des moins que rien, des paumés de la vie, des indécrottables, des pas sauvables, comme un échantillon représentatif de l'humanité. Dans la mise à nu qui s'effectue au fil de la pièce, on les verra se révéler et évoluer tout en restant cependant les victimes désignées et emblématiques d'un jeu qui leur échappe.

Phot. © Laurent Schneegans

Phot. © Laurent Schneegans

Des « guides » quelque peu directifs et tyranniques

Ceux qui les mènent sont pour le moins inquiétants, sanglés dans leur blouson de cuir noir, avec leur jovialité feinte, leur raideur et leur parler autoritaire. Leur diction, lourdement articulée, détache toutes les syllabes des mots et donne tout son poids aux ordres qu’ils assènent. Leur ton ne souffre pas la contestation. Ils sont les dei ex machina, les maîtres impérieux et tout-puissants d’un jeu que les touristes ont accepté de jouer quoi qu’il leur en coûte, et pas seulement financièrement – la suite montrera qu’ils y engagent leur vie même. Ils ont fait miroiter à leurs victimes en puissance une carotte d'importance : la promesse d’un pique-nique sur la tombe de Greta Garbo. Dans le cimetière où ils ont entraîné leurs « clients », ils sont chez eux, dans leur domaine, le royaume des morts, où ils règnent en despotes.

Phot. © Laurent Schneegans

Phot. © Laurent Schneegans

Des fossoyeurs insolites

De terre, sortis des tombes, sont apparus des mains, puis des bras, à la manière dont, dans la Nuit des morts-vivants, les bras des trépassés se tendent derrière une porte pour tenter de saisir les vivants. Ceux qui émergent des tombeaux sur la pelle à la main, et malgré l'atmosphère délétère et angoissante du début de la pièce, ces fossoyeurs sont figures d'opérette. En décalage avec l'atmosphère dramatique qui règne dans le cimetière à mesure que la lune – pleine, évidemment – ​​se lève pour inonder l'arrière-plan, ils introduisent  une note comique. Ils rappellent à leur manière leurs semblables qui, dans Hamlet,  creusent la tombe d'Ophélie. Comme eux, ils apportent un contrepoint humoristique, une touche comique à l'angoisse qui monte.

Eux aussi sont « bizarres »Comme les autres, ils semblent décalés. Parce qu'ils n'ont pas le langage de ceux qu'ils prétendent être, que leur vocabulaire et leur phrasé sont plus riches, plus choisis, que leur conversation détonne par rapport à leur fonction. Ils entonnent en effet l'antienne bien connue du « Qui sommes-nous? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? », assortie de considérations sur l'au-delà de l'homme, la création du big bang, les soupes de particules ou le retour à la nature. Insolites, ils philosophent, entre Einstein et Henry David Thoreau, sur les valeurs relatives du passé, du présent et du futur, dissertent sur les fonctions de la pensée et de l'action, sur le là-bas et l'ici et sur les dimensions de l'espace et du temps tandis que les touristes jouent avec leurs guides au jeu de la vérité et du mensonge. Au spectateur de faire sa pelote dans ces portraits de groupe qui se côtoient, chacun avec son niveau de langue, chacun avec son univers propre, pour en tirer la ligne directrice qui chemine en zigzag entre la pluralité des sens de la vie et de la mort.

Phot. © Laurent Schneegans

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Un spectacle inscrit dans une démarche de formation-création

Si le texte est un régal d'intelligence et d'humour, il est aussi porté avec allant et enthousiasme par le groupe de jeunes comédiennes et comédiens – seule l'actrice incarnant la guide suédoise est professionnelle confirmée – pour lequel il a été créé. Car l'une des particularités du spectacle tient à son processus de création, initié par le Studio ESCA, École Supérieure d'Art Dramatique en résidence à Asnières-sur-Seine, dirigé par Tatiana Breidi et Paul Desveaux. L'école pratique une formation par alternance associant enseignement du théâtre et travail de terrain dans le but d'accompagner les apprentis actrices et acteurs entrés à l'école vers la professionnalisation.

Depuis 2023, le dispositif s'est enrichi d'un projet destiné à les familiariser avec la création contemporaine en les associant à l'élaboration d'une commande d'écriture confiée à un auteur ou une autrice. Celui-ci ou celle-ci a pour mission d'écrire, pour la douzaine de comédiens concernés par le projet, la troupe éphémère de l'école, une pièce dont le sujet émane de la rencontre auteurs-comédiens. C'est ainsi que  Lost In Stockholm  de Fabrice Melquiot succède aux créations de  Samuel Gallet et de Pauline Sales.

Phot. © Laurent Schneegans

Phot. © Laurent Schneegans

Une élaboration qui déborde du cadre de son seul projet

C'est de trois jours de rencontres qu'émerge le projet de la pièce, durant lesquels Fabrice Melquiot se familiarise avec la personnalité des interprètes, avec leurs références culturelles et artistiques, avec leurs envies. Non pour faire du texte un reflet de ce qu'ils sont mais pour puiser dans leurs potentialités la matière du spectacle. Ainsi s'empilent les considérations sur la vie d'aujourd'hui, les inquiétudes générées par l'époque contemporaine, les dérives nées de l'idée de perdre sa vie, dans toutes les acceptations de l'expression. La silhouette du vampire, figure noire et mélancolique à la croisée de la mort et de la vie, outre qu'elle s'inscrit dans l'air du temps, y trouve naturellement sa place.  Des réflexions plus spécifiques sur la volonté de faire éclater les genres au théâtre – comédie, drame, fantaisie, fantastique – ou la référence, pour Fabrice Melquiot, au Songe d'une nuit d'été viennent s'ajouter à l'ensemble pour donner forme à ce spectacle inclassable qui se joue des frontières.

Au travers de la lecture de la pièce et des questionnements liés à l'interprétation possible des personnages se dessine, pour les jeunes interprètes, la conscience de la distinction entre être et interpréter et de la manière dont l'être interfère avec l'interprétation dans la lecture même du texte. Mais ce qu'il convient de souligner, c'est que la réalisation du spectacle, comme les développements mentionnés plus haut le disent, excède de beaucoup la seule utilité de la valeur d'apprentissage. Exercice de haute voltige, Lost in Stockholm offre un séduisant tremplin à la puissance expressive et poétique du jongleur surréaliste qu'est Fabrice Melquiot. Ce jeu de miroirs fascinant où portrait sociétal, non-sens, vérités scientifiques et fantasme se donnent la main, est mené avec brio par la fine équipe dirigée par Paul Desveaux, ce qui le porte bien au-delà de l'exercice de style. Et, même si l'on peut penser que certains ajouts chorégraphiques ne s'imposent pas, Lost In Stockholm mérite non seulement d’être vu, mais aussi de tourner.

Phot. © Laurent Schneegans

Phot. © Laurent Schneegans

Lost in Stockholm de Fabrice Melquiot
S Mise en scène Paul Desveaux S Avec Johmereena Baro (Jade Mathurin), Valentin Campagne (Hugo al-Charif), Maïa Laiter (Eve Robinson), Anne Le Guernec (Agneta Johnasson), Omar Mounir Alaoui, en alternance avec Ilan Benattar (Fouad al-Charif), Côme Paillard (Antoine de Lavalette), Maéva Pinto Lopes (Lola Bacha-Martins), Rosa Pradinas (Mona Pirelli), Simon Rodrigues Pereira (Ingemund Johnasson), Alexis Ruotolo (Emile Louis) S Assistanat à la mise en scène Lucie Baumann S Scénographie Paul Desveaux S Chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq S Lumières Laurent Schneegans S Costumes Philippine Lefèvre S Musique Emmanuel Derlon S Construction de décors Les Ateliers du Spectacle S Régie Emmanuel Derlon S Production Le Studio | ESCA, direction Tatiana Breidi & Paul Desveaux S Le Studio | ESCA est subventionné par le Ministère de la Culture et de la Communication (DRAC Île-de-France), le Conseil régional d’Île-de-France, le Conseil départemental des Hauts-de-Seine et par la ville d’Asnières-sur-Seine

Du 27 février au 23 mars 2025, jeu. 19h, ven. 20h, sam. 18h, dim. 15h
Lost in Stockholm - Expérience #3
Du 27 février au 23 mars 2025, jeu. 19h, ven. 20h, sam. 18h, dim. 15h
Studio ESCA – 3, rue Edmond Fantin, 92600 Asnières-sur-Seine

www.studio-asnieres.com 01 47 90 95 33

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