21 Janvier 2025
Dernier volet de la trilogie consacrée par Simon Abkarian à Hélène et Ménélas après la chute de Troie, cet oratorio à deux personnages et leurs doubles musicaux est comme le chant tragique d’un amour qui ne se résout pas à disparaître et combat avec passion les ténèbres.
Sur la scène, seule une estrade dont on ne devine pas encore la couleur mais qui s’avérera rouge sang occupe le centre. Côté jardin, une musicienne chanteuse et un joueur de saz ont pris place. Ils évoquent un Orient de légende, pétri de beauté mais aussi de tristesse et d’étrangeté, où l’expression de l’âme et le souvenir de l’amour distillent leur subtile liqueur. Les mélodies qu’ils déroulent en un long serpentin et leur langue aux sonorités inconnues résonnent comme la remontée au jour d’un ailleurs, cette langue kurde, littéraire, épique et poétique, aux déclinaisons dialectales multiples et aux trois graphies, latine, cyrillique et arabe, interdite en Turquie de tout usage public durant soixante-dix ans, bannie en Iran de tout enseignement et de toute reconnaissance officielle, pour ne citer que deux exemples de sa mise à l’écart proche de la mise à mort. Un symbole qui renvoie au peuple vaincu des Troyens dont l’extinction a été programmée par les Grecs.
À revers de l’Iliade
Dans l’obscurité quasi totale teintée de bleu nuit, une silhouette s’avance. Ses pas sont lourds, sa démarche lente. Ce fantôme noir qui se distingue à peine dans la pénombre marche comme au supplice. Il est vainqueur pourtant. C’est Ménélas, roi de Sparte, le motif invoqué ou le prétexte de la guerre de Troie déclarée par les Grecs pour reprendre Hélène, son épouse. Dix longues années et des milliers de morts pour aboutir à une ville en flammes et à l’anéantissement de sa population. Dans ce lendemain d’incendie et dans ses cendres amères où « il pleut des oiseaux morts », Ménélas va retrouver Hélène, qu’il est venu chercher par-delà les mers.
Simon Abkarian prend ici le contrepied de la geste homérique. Point ici de glorification de la victoire grecque. Ménélas, le guerrier, le soudard, contemple la boucherie dont les Grecs se sont repus. Il n’est pas capable de « dégorger [les yeux] de cette horreur ». Comment, dès lors, se présenter à celle qu’il aime et qu’il a demandée lors du partage des dépouilles ? Comment la reconquérir ? Alors que de son côté, Hélène stigmatise la guerre avec des accents qui résonnent dans l’histoire contemporaine. « Raisonner une extermination, dit-elle, c’est lui donner raison. »
Un amour fou confronté à la dévastation et au massacre
Pour la troisième fois, Simon Abkarian explore le devenir de Ménélas et d’Hélène que les récits mythologiques ont laissé dans l’ombre, hormis le fait que Ménélas a repris Hélène et est rentré à Sparte avec elle. De cette absence, il fait émerger trois moments de cette histoire hors du commun. Une geste qui commence par une ballade de café triste avec Ménélas rébétiko rapsodie et l’exil intérieur du personnage ; qui se poursuit par les premières retrouvailles des deux personnages, qui se déchirent, vainqueur et vaincue face à face dans un duel où les rôles s’inversent. Ici, l’attente forme le soubassement du spectacle, avec l’espoir d’une rédemption. Deux monologues se font face avant de redevenir dialogues pour retrouver la voie d’un chemin commun. Deux attitudes antagoniques où la captive frémissante de révolte, vibrante et porteuse de vie, s’oppose à la raideur monolithique, gauche et rongée par la culpabilité, du vainqueur.
Un jeu dramatique dans l’intensité
Simon Abkarian impose sa haute silhouette bardée de cuir sur l’estrade rougie de sang qui forme l’ultime reste de cette Troie agonisante. Ses gestes sont appesantis par l’hécatombe dont il porte la responsabilité. C’est un homme à terre, un homme de terre aux pieds ancrés dans le sol, qui se livre à une étrange danse venue des profondeurs du temps, peut-être des danses du pays du Caucase qu’il a apprises, un piétinement qui s’enracine lourdement tandis que les mains et les bras dessinent des ondulations serpentines qui échappent à la pesanteur. Monolithe il est, et sa diction renvoie à cette maladresse du guerrier confronté à une étoile.
Marie-Sophie Ferdane, à l'inverse, est toute sensibilité dehors. Frémissante et passionnée, toute en contrastes et en ruptures, elle campe une Hélène en robe blanche quasi nuptiale, qui mène le jeu. Bouleversante, elle raconte un amour englouti dans l’habitude et les relations de pouvoir. Celle qui a quitté Ménélas pour un sourire, pour le désir d’exister pour elle-même, revit encore et toujours la désillusion qui a suivi l’épisode de son choix, parmi tous ses prétendants, de Ménélas pour sa différence, pour son attitude mettant à distance le mâle triomphant exhibant sa virilité. Homme-femme et femme-homme, c’était ainsi qu’ils s’étaient aimés, dans une réversibilité complice, à un endroit où guerre et guerre des sexes étaient absentes. Dans la mise à nu de leurs différends se dessine leur rapprochement physique, lié à l’évocation sensuelle et charnelle de leur relation passée, prélude d’une nouvelle aube.
La lumière, chemin révélateur de l’âme
Le dépouillement et le minimalisme impriment leur marque tout au long du spectacle. À l’économie de la gestuelle correspond l’ascèse de la scénographie. Le fond obscur et lisse de la nuit cède la place à un demi-jour brumeux et à l’indistinction d’un horizon posé sur une mer étale lorsque les deux personnages se retrouvent en présence l’un de l’autre. À mesure que les deux amants retrouvent le chemin l’un de l’autre, la scène s’éclaire. La lumière se fait reflet de leur relation. Timide, comme naissante derrière des voiles qui en atténuent et modulent d’infinies variations, elle se fait plus intense à mesure que se rapprochent Hélène et Ménélas. Ces faisceaux lumineux qui dessinent comme des parois de tente traversées par la lumière révèlent le soubassement belliqueux qui sous-tend la pièce. Le sol fait de plaques cuivrées est celui des armes et de la guerre.
La musique, indissociable de l’être
Dans les trois spectacles de la trilogie de Ménélas et d’Hélène, la musique se fait reflet de l’intériorité des personnages en même temps que témoignage d’un monde menacé qui refuse de disparaître. Chaque fois, des mélodies oubliées ou mises à l’écart par les pouvoirs remontent à la surface. Proche de la tradition grecque avec l’usage du bouzouki et du baglama dans Ménélas rébétiko rapsodie, orientalisante au piano, dans un croisement entre l’ancien et le moderne, dans Hélène après la chute, la musique se devait d'évoquer Troie, sur les rives de l'actuelle Turquie, dans le troisième volet. Mais là encore, le choix musical se situe du côtés des exclus. C’est dans la tradition kurde, réinterprétée, qu’elle s’enracine dans Nos âmes se reconnaîtront-elles ? Ici, la musique court comme un leitmotiv tout au long du spectacle. Souvent donnée pour elle-même, comme un second texte proposé au spectateur, elle accompagne parfois le texte dit par les comédiens. Luxe et beauté, elle exprime ce que les mots ne disent pas. Et ses interprètes sont exceptionnels.
Ruşan Filiztek, au saz, est kurde originaire de Diyarbakir en Turquie. Passionné par les mélodies des berceaux de civilisation que sont l’Anatolie et la Mésopotamie, il s’intéresse aussi à la musique grecque, arménienne et araméenne. L’improvisation et les compositions personnelles ne sont, dans son parcours, pas séparables des musiques traditionnelles tout comme du jazz ou du baroque. Eylül Nazlie, elle aussi originaire de Turquie, femme, chanteuse, musicienne multi-instrumentiste et compositrice, a à cœur de continuer à faire vivre sa langue maternelle, le zazakî, et de perpétuer la tradition des dengbêjs (« ceux qui donnent de la voix pour dire quelque chose »), ceux qui racontent une histoire par la mélodie. Charge émotionnelle forte et richesse harmonique vont de pair avec l’opulence des timbres pour créer une sublime caisse de résonance à ce drame d’amour traversé par la guerre et la tragédie.
Un poème d’amour bouleversant
Au-delà de la référence à la mythologie et du choix de Simon Abkarian de combler le vide des textes antiques à propos des retrouvailles d’Hélène et de Ménélas, c’est à l’amour fou que la pièce offre une ode. Elle dit la difficulté de franchir les barrières entre les sexes mises par notre éducation. Elle dit l’oppression, née des rapports de force, transmise de génération en génération et sa nécessaire disparition. Écrite par un homme, elle est plaidoyer pour la reconsidération des rapports amoureux. Mais loin de la démonstration sèche aux allures « scientifiques » ou revendicatrices, elle se situe dans le registre de l’émoi. Cela en fait toute la beauté, la force et le prix...
Nos âmes se reconnaîtront-elles ?
S Texte & mise en scène Simon Abkarian S Avec Simon Abkarian, Marie-Sophie Ferdane S Musique et voix Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier S Collaboration artistique Pierre Ziadé S Création lumière Jean-Michel Bauer S Production La compagnie des 5 roues, co-direction Simon Abkarian et Pascale Boeglin-Rodier S Coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers - CDN S Projet accueilli aux Plateaux Sauvages dans le cadre du P.R.O. Partage responsable de l’Outil S Avec le soutien du Théâtre Public de Montreuil – Centre Dramatique National S Durée 1h40
Du 16 janvier au 2 février 2025, mer, jeu, ven à 20h / sam à 18h / dim à 15h
Théâtre Nanterre-Amandiers, CDN - 7 avenue Pablo-Picasso - 92022 Nanterre Cedex
Rés. 01 46 14 70 00 & nanterre-amandiers.com
TOURNÉE
21 au 23 mai 2025 Maison de la culture Amiens, Comédie de Picardie
8 avril 2025 Théâtre de Villefranche-sur-Saône
6 mai 2025 Théâtre Ducourneau, Agen
Nos âmes se reconnaîtront-elles ?
S Texte & mise en scène Simon Abkarian S Avec Simon Abkarian, Marie-Sophie Ferdane S Musique et voix Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier S Collaboration artistique Pierre Ziadé S Création lumière Jean-Michel Bauer S Production La compagnie des 5 roues, co-direction Simon Abkarian et Pascale Boeglin-Rodier S Coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers - CDN S Projet accueilli aux Plateaux Sauvages dans le cadre du P.R.O. Partage responsable de l’Outil S Avec le soutien du Théâtre Public de Montreuil – Centre Dramatique National S Durée 1h40
Du 16 janvier au 2 février 2025, mer, jeu, ven à 20h / sam à 18h / dim à 15h
Théâtre Nanterre-Amandiers, CDN - 7 avenue Pablo-Picasso - 92022 Nanterre Cedex
Rés. 01 46 14 70 00 & nanterre-amandiers.com
TOURNÉE
21 au 23 mai 2025 Maison de la culture Amiens, Comédie de Picardie
8 avril 2025 Théâtre de Villefranche-sur-Saône
6 mai 2025 Théâtre Ducourneau, Agen