20 Janvier 2025
Librement inspirée de Martin Eden, la pièce d’Alice Zeniter propose une version contemporaine, féminine et personnelle, du beau roman de Jack London et, même si l'autrice s’en défend, le parallélisme s’établit et la comparaison s’impose.
Deux lieux sont présents sur scène. Le premier, à jardin, est une montée d’escalier zébrée de rouge, un signe de l’ascension sociale qui tentera l'héroïne. Luisante de propreté et de glamour, elle ne déparerait pas dans une comédie musicale. Le second, à cour, est moins reluisant : un lit gigogne qui surplombe un vieux canapé fatigué dans un décor encombré d’objets disparates. Entre les deux une jeune fille, noire de peau, blouson de cuir plus très frais. Elle, c’est Édène.
Elle a balancé un pain dans la gueule de types qui s’en prenaient à une jeune femme de la haute. Pour la remercier celle-ci l'invite à venir chez elle. Édène s’extasie de la manière dont parlent les gens, là-bas. Elle est avide de tout connaître, lit tout ce qu’elle trouve au hasard des rues. Son truc, c’est la littérature et ça amuse beaucoup ses hôtes. Elle rencontre chez eux Rose, la sœur de celle qu’elle a sauvée. C’est le coup de foudre. Elle les fait sourire quand elle annonce qu’elle veut devenir écrivain. Les mondes, ça ne se mélange pas vraiment…
Des souvenirs d’enfance à la transposition de l’âge adulte
Plusieurs éléments entrent en ligne de compte dans la création. Un souvenir d’enfance d'Alice Zeniter, d’abord, et ce sont les plus tenaces : la lecture de Martin Eden de Jack London, roman partiellement autobiographique de son auteur. Il met en scène un jeune matelot, Martin Eden, qui sauve un jeune bourgeois. Celui-ci l’introduit dans sa famille et Martin Eden tombe amoureux de la sœur du jeune homme. Il cherche, pour lui plaire mais aussi par goût, à se hisser au niveau intellectuel de la jeune fille. Il se met en tête de devenir écrivain avant de mesurer, la célébrité venue, l’impossibilité de vivre cet écartèlement entre deux identités. L’histoire se terminera tragiquement.
Alice Zeniter reprend le thème de ce roman, publié en 1909, en le transposant dans le monde contemporain. Eden se féminise, devient Édène, une jeune femme noire et, XXIe siècle et revendications féministes obligent, déplace l’intrigue amoureuse vers un amour lesbien. Les petits boulots que Martin Eden accepte pour assouvir son désir de connaissance et sa passion de l’écriture deviennent expériences de vie liées à l’environnement de l’autrice. Édène travaille dans la blanchisserie d’une porcherie, un établissement d’abattage familier du paysage breton dans lequel évolue l’autrice. Rouge est le sang qui tache les vêtements par milliers que traitent répétitivement les blanchisseuses et Alice Zeniter, toujours soucieuse d’exactitude, écrit après une expérience d’immersion. Elle écoute les femmes s’exprimer sur leurs conditions de vie et de travail. Le spectacle utilisera la matière de ces récits pour créer sa galerie de personnages.
L’histoire, elle, se promènera entre trois lieux. Il y a d’abord la colocation qu’Édène partage avec une jeune mère de famille qui élève seule ses enfants nés de pères différents et qui partage sa vie avec des compagnes de passage peu recommandables. Lui fait pendant et contraste l’espace tentateur de l’ascension bourgeoise symbolisé par l'escalier dont Édène grimpe les marches. Le travail trouvera sa place sous la forme de machines à laver démesurées qui ne vomiront pas seulement du linge mais les miasmes de la société. Une actrice grimpée sur un tabouret, un livre à la main, suffira à évoquer la bibliothécaire qu’Édène rencontre lorsqu'elle vient lui emprunter des livres, peu importe lesquels.
Les années d’apprentissage d’une jeune fille différente
Dans aucun des milieux qu’elle fréquente, Édène n’est à sa place. chez les bourgeois qui l’accueillent, elle est une pièce rapportée, traitée avec condescendance et une ironie amusée lorsqu’elle exprime par exemple sa passion pour l’écriture et sa croyance en son talent d’écrivaine qui ne peut que percer. Dans ses relations avec les femmes de son milieu, elle détonne. Elle ne recherche ni les petits coups à boire entre copines, ni le contact. Elle ne regarde pas la télé, n’a pas la même culture. Elle, c’est plutôt du côté de Platon qu’elle musarde. Ses nuits, elle les passe à écrire. Et côté travail, elle n’est pas plus intégrée. Si elle profite du savoir des « anciennes », c’est avec le goût du travail bien fait, même ingrat, et lorsque ses collègues se mettent en grève, elle refuse d’en faire autant parce que sa priorité est de garder les moyens financiers qui lui permettent d’écrire.
Comme dans le roman de Jack London, sa compagne fait pression sur elle pour qu’elle abandonne ce qu’elle qualifie de chimère pour construire une « vraie » vie, ce qui entraînera la rupture entre les deux femmes. Et comme dans le roman, le succès surviendra au moment le plus inattendu.
Une langue d’aujourd’hui
Alice Zeniter manipule avec un plaisir manifeste les registres de langue propres aux différents groupes sociaux des personnages qu’Édène fréquente, ce qui donne lieu, par moments, à de savoureuses confrontations. Tout au long de son parcours, Édène ne cherche pas seulement à acquérir le bien écrire. Son inspiration, elle la puise dans l’observation de son entourage, leur empruntant leurs situations de vie comme leurs expressions. De la femme d’affaire en passant par la prolétaire ou l’étudiante, c’est une galerie de portraits tracés à gros traits que la pièce met en place en même temps que se forme une écriture du réel sans grande surprise.
Alice Zeniter l'accompagne d'une volonté de revendication féminine. Écrire revient, pour Édène, à un combat pour être ce qu’elle a choisi d’être. Son autrice le clame haut et fort, comme un démenti à l’opinion couramment émise que les femmes ne peuvent pas créer. Elle s’appuie en cela sur un questionnaire qu’elle avait adressé à de jeunes autrices du label « Jeunes textes en liberté ». Nombre d’entre elles, rejoignant l'autrice, y exprimaient leur ressenti d’être perçues comme illégitimes et leur sentiment d’avoir à lutter, plus que des hommes, pour faire reconnaître leur statut. Sur les traces de Jack London, l'écriture théâtrale d'Alice Zeniter et son expérience vécue sont indissociables.
Trop lisible à l’œil nu
Les cinq comédiennes qui assument la douzaine de rôles à jouer sont pleines d’allant et de vie. Elles endossent les différentes défroques avec conviction. Camille Léon-Fusicen, qui incarne Édène, joue avec une obstination louable la jeune fille noire et pauvre habitée par son idée fixe. Il n’empêche qu’on ressort du spectacle avec l’impression de s’être trouvé plongé dans un monde stéréotypé, avec des dialogues téléphonés et des personnages réduits à des archétypes. Des ouvrières bien sous tous rapports, solidaires dans l’adversité même si certaines n’entrent pas en lutte, des bourgeois plus superficiels que nature, une Édène un peu infantile, des développements trop longs en particulier sur la passion d’écrire, où l’on sent Alice Zeniter plutôt que le personnage derrière le texte... on navigue dans un monde de sentiments convenus, où le déballage social flirte avec les poncifs et la banalité. Très appliqué, le texte n’évite ni le schématisme ni le démonstratif et, au bout du compte, engendre assez vite un certain ennui qui fait regretter le Martin Eden qui a bercé nos enfances. Au jeu des mises en parallèle avec le roman de Jack London, Alice Zeniter a perdu et c’est dommage parce que l’idée de départ, si elle n’avait pas été cousue au fil blanc, aurait pu être bonne.
Édène d’Alice Zeniter (L’ARCHE – éditeur). Librement inspiré de Martin Eden de Jack London
S Conception, écriture, mise en scène Alice Zeniter S Assistante à la mise en scène Fanny Sintès S Avec Ana Blagojevic (Liz, la Bibliothécaire, la journaliste), Leslie Bouchet (Rose, une lingère), Chloé Chevalier (Ariane, Gigi, une lingère), Elsa Guedj (Salome, Hory, une lingère) & Mélodie Richard [en alternance], Camille Léon-Fucien (Edène) S Création musicale Rubin Steiner S Scénographie Camille Riquier S Création Lumière Claire Gondrexon S Costumes Laure Mahéo S Régie générale et régie son Tanguy Lafond S Régie plateau Lucile Reguerre S Direction de production Muriel Jugon S Administration Aurélie Tarlet S Logistique Sandrine Cressant Production S Production L’Entente Cordiale S Coproduction La Comédie de Valence — CDN Drôme-Ardèche : La Criée Théâtre National de Marseille ; Snat61 ; Théâtre Public de Montreuil ; CDN Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique Nantes ; Centre culturel J. Duhamel Vitré ; L’Archipel Fouesnant ; Le Quartz scène nationale Brest ; La C.R.E.A. Coopérative de Résidences pour les Écritures et les Auteurs/Autrices ; Agglomération Mont-Saint-Michel Normandie Distribution Équipe L'Entente Cordiale S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Création soutenue par la SPEDIDAM, les droits des artistes-interprètes S Aide à la création Ministère de la Culture DGCA et DRAC Bretagne S Soutiens Région Bretagne, Département des Côtes D’Armor, Ville et Agglomération de Saint-Brieuc S Création les 19-20-21 novembre 2024 à la Comédie de Valence S Ce spectacle bénéficie du dispositif de soutien à la diffusion «Avis de Tournées» porté par l’ODIA Normandie, la Région Pays de la Loire et Spectacle vivant en Bretagne S Alice Zeniter est membre de l’Ensemble artistique de La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche S Durée 2h10 S Dès 14 ans
TOURNÉE
15 au 26 janvier 2025 TPM, Théâtre Public de MONTREUIL, CDN
06 février 2025 L’Archipel, FOUESNANT
03 avril 2025 Athéna, AURAY
23 et 24 avril 2025 La Maison du Théâtre avec Le Quartz, sn BREST
27 avril 2025 La Halle Ô Grains, BAYEUX
29 avril 2025 C. Cult. Jacques Duhamel, VITRÉ
19 et 20 mai 2025 Snat61 Le Forum, FLER