27 Février 2024
Lorsqu’une femme de ménage et une concierge se trouvent foudroyées par l'amour qu'elles se portent, rien n’est simple dans le monde où elles évoluent. Avec une infinie délicatesse et un sens de l’humour aiguisé, Marie Dilasser, Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth nous font pénétrer dans l'ordinaire d'une relation lesbienne dans une Espagne encore proche mais pas que…
Elles ont la soixantaine, les deux femmes qui évoluent dans un décor de plantes vertes de hall d’immeuble – qui se mue en jardin abritant des rencontres cachées aux yeux du monde – et un espace nu – qui s’habille tour à tour de l’ensemble des lieux de la vie tous les jours. L’une est concierge, toute de noir vêtue, une invisible cependant soumise au jugement de ceux qui passent devant sa loge, attentifs à la « correction » de son comportement. L’autre, tout aussi transparente malgré ses habits de couleur, est femme de ménage. Elle brique, frotte et lessive, non sans s’autoriser toutefois, lorsqu’elle est seule, d’un brin de fantaisie – ébaucher quelques pas de danse ou fredonner des chansons d’amour, comme il se doit. Entre la femme qui habite la robe noire et celle qui lui oppose sa tenue bigarrée, ça fait « clic » et les teintes fusionnent. Mais comment s’y prendre quand on est en bas ? Comment se comporter quand, tout à coup, sortir de la « norme » vous rend visible dans un monde où tout doit être d’équerre avec la « morale » dominante et chacun à sa place ? Comment vivre pleinement l’amour quand le non-dit et la tricherie sont le lot quotidien ? C’est à la croisée de l’interdit social qui pèse sur l’homosexualité et de l’exploration du désir que la pièce s'installe.
Une navigation dans le monde du secret encore actuelle
Si les références culturelles qui apparaissent au fil du spectacle sont espagnoles, la situation pourrait tout aussi bien s’appliquer ailleurs dans le monde et dans un autre temps. Le secret, la nécessité de se cacher, de travestir son homosexualité, qui a pesé sur la génération des femmes mises en scène par le spectacle n’est pas si éloignée. Et alors qu’on pourrait la croire obsolète aujourd’hui, la pièce vient nous rappeler qu’en dépit des traités et lois protégeant les droits des personnes LGBT dans l’Union européenne et incluant l’interdiction de la discrimination à l’embauche – la législation concernant le mariage entre personnes du même sexe ou l’adoption monoparentale différant cependant selon les pays –, l’homosexualité est loin d’être passée dans les mentalités. Combien de femmes se prétendent sœurs pour voyager ensemble ? Combien d’expédients permettent d’éviter de dire, de s’attirer des réflexions pour ne pas être en butte aux moqueries, aux insultes, à la mise à l’écart ou à l’exclusion ?
Des relations lesbiennes au quotidien
La très grande force du spectacle est de partir du quotidien, de ne pas se parer de revendications explicites, de slogans ou de manifestes militants. C’est, au-delà du texte, à travers le langage du corps que passe l’attitude des deux femmes face aux contraintes que leur impose la société. Cela commence par les parties dansées qui empruntent, en les détournant de façon burlesque, les codes du flamenco et de la comédie musicale américaine, entre autres, dénonçant sans violence mais avec une efficacité redoutable la « norme ». Cela se poursuit dans la manière qu’elles adoptent de laisser transparaître le lien qui les unit en rendant visibles les freins qu’elles s’imposent : ne pas se regarder, ne pas se toucher sauf à s’effleurer parfois, fugitivement, rester à distance de peur que quiconque devine, rechercher les endroits où elles peuvent cacher leur amour, vérifier que personne ne les observe quand elles se laissent aller à leur passion mutuelle. Une autosurveillance de tous les instants que Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth révèlent admirablement au travers de leur gestuelle empêchée, restreinte, inachevée, de l’écart qu’elles maintiennent entre leurs corps, de leurs échanges de regards
Rendre tangible le désir
C’est avec la même délicatesse qu’elles traduisent l’attirance irrésistible de l’une vers l’autre, le besoin qu’elles ont de se toucher, de se trouver peau contre peau, de s’explorer l'une l’autre. Il suffit, dans un moment très doux et poétique, de deux paires de jambes nues pour matérialiser, dans une synecdoque éclairante, l’approche des corps qui se cherchent, s’éprouvent fugitivement, se testent dans le rapprochement avant de s’emmêler pour ne faire qu’un. On est séduit par la complicité malicieuse des deux comédiennes-danseuses, par le ballet incessant qu’elles mènent dans l’espace et par rapport aux objets, par ce dit non-dit autour d’un secret qui est la règle fixée par la commande de Laëtitia Guédon, la directrice des Plateaux Sauvages, pour le festival L’Équipé.e qui s’intéresse à la place des femmes dans la société. Si Señora Tentación rend hommage au courage des femmes des générations passées, le spectacle est aussi une très belle manière de faire percevoir la relation lesbienne à l’endroit où elle nous touche : dans la palpitation de la vie.
Señora Tentación
S Mise en scène et chorégraphie de Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth S Texte de Marie Dilasser S Lumières Guillaume Tesson S Scénographie Montlló-Seth S Musiques Chavela VargasS Interprètes Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth S Production Toujours après minuit S Coréalisation Les Plateaux Sauvages S Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages S Avec le soutien de Florence Magnen et de la Briqueterie CDCN du Val- de-Marne S La compagnie est conventionnée par le Ministère de la Culture - DRAC Île-de-France, la Région Île de-France et reçoit le soutien du Département du Val-de-Marne. S Création 2024 aux Plateaux Sauvages (Paris) S Tout public S Durée estimée 1h15
Aux Plateaux sauvages – 5, rue des Plâtrières, 75020 Paris https://lesplateauxsauvages.fr/
Du 26 février au 9 mars 2024, du lundi au vendredi à 19h et le samedi à 16h30
Le 3 juin 2024, au CCNT - Centre chorégraphique national de Tours - Direction Thomas Lebrun dans le cadre de Tours d’Horizons