17 Février 2024
Le Théâtre du Point du Jour parcourt, depuis 2020, les grands thèmes de l’actualité au travers d’une forme hybride, entre théâtre et journalisme. Il fait ici écho aux remous que traversent à l’heure actuelle nombre de pays d’Afrique et de l’hostilité qui se manifeste contre la France.
16 février 2024. Le Conseil constitutionnel sénégalais invalide la proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale de reporter les élections présidentielles de février à décembre 2024. Un épisode de plus parmi les troubles qui secouent l’Afrique, et plus particulièrement les anciennes colonies ou protectorats français. Au Sénégal, au Niger, au Mali, en Guinée, au Burkina Faso, la présence française est conspuée, les drapeaux tricolores et les effigies d’Emmanuel Macron incendiés, tandis que des slogans et banderoles clament « France, dégage ! » et mettent en cause les survivances inavouées de la politique mise en place par le général de Gaulle et son conseiller aux affaires africaines, Jacques Foccart, celles de la Françafrique, maintes fois infléchies depuis les indépendances de ces pays dans les années 1960. C’est sur l’histoire de la Françafrique que revient majoritairement la performance proposée par Angélique Clairand, la metteuse en scène et conceptrice, et Coumba Kane, journaliste au service Afrique du Monde, plus particulièrement chargée des questions de société – le genre, la santé sexuelle et reproductive, l’éducation et les inégalités sociales.
Petit retour sur la Françafrique et ses succédanés
C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’émerge l’idée de créer un système comparable à celui du Commonwealth britannique qui rassemblerait dans un même bloc la France et les pays africains placés sous son contrôle, en particulier avec la naissance du franc CFA, appuyé sur le franc, aujourd’hui sur l’euro, qui rassemble encore aujourd’hui quatorze pays africains. La France-Afrique prend tout son sens, à partir de 1960, avec l’indépendance des pays d’Afrique sub-saharienne.
L’expression devient péjorative en particulier dans les années 1966-1967 avec l’implication de la société pétrolière Elf Aquitaine dans une série de scandales financiers la liant à un certain nombre de chefs d’état africains. Après avoir évoqué le rôle du général de Gaulle et celui de son très secret homme de l’ombre Jacques Foccart, la performance détaille les champs d’intervention de la France : une politique occulte, indépendante des Affaires étrangères, la présence de nombreux fonctionnaires français, une ingérence économique et militaire dans les affaires des pays, des liens financiers occultes. Il s’agit en particulier, pour la France, de garder le contrôle sur les ressources stratégiques tels que le pétrole et l’uranium.
Sous Valéry Giscard d’Estaing éclatera l’affaire des diamants, le cadeau du dictateur Jean-Bedel Bokassa, de République Centrafricaine, symptomatique de l’aide que la France apporte aux régimes considérés comme « amis » de la France, quel que soit leur rapport avec la démocratie. Sous des formes diverses et malgré ses dénégations, la France continuera d’être présente, même si, en 1990, dans son discours de La Baule, le président Mitterrand invite les pays d’Afrique à lancer un processus de démocratisation.
Avec l’arrivée au pouvoir de Jacques Chirac, Foccart reprend du poil de la bête politique. Sarkhozy met l’accent sur les nécessités économiques et il faut attendre le 2 mars 2023 pour qu’Emmanuel Macron claironne haut et fort que l’ère de la Françafrique est révolue et novembre de la même année pour que le rapport Tabarot-Fuchs, qui s'appuie sur les entretiens que mènent les deux parlementaires, se fixe pour objectif d'en finir avec les « irritants » pour fonder un nouveau partenariat, « sincère, respectueux des intérêts des deux parties ».
Une forme théâtrale qui emprunte au théâtre documentaire et à l’agit-prop
Sur le plateau un certain nombre de filins ont été tendus en travers de la scène. Y seront accrochés des T-shirts à l’effigie des différents présidents, français et africains, qui sont les protagonistes de l’histoire. Une comédienne et un comédien assument tous les rôles, chacun enfilant successivement le maillot du président qu’il représente, offrant ainsi l’occasion d’un savoureux jeu de personnalités dans lequel on reconnaît, ici une certaine enflure du discours ou un chuintement de la voix, là des mouvements de mains caractéristiques, tandis que les comédiens reprennent des extraits de discours non exempts de « gaffes » colonialistes de leurs auteurs. Avec humour, on met la France à poil dans une facétieuse séance d’effeuillage tandis qu’on reprend le texte de Léopold Sédar Senghor, Poème à mon frère blanc, sur le thème de « Qui est l’homme de couleur ? » quand le noir reste noir tout au long de sa vie tandis que le blanc devient rouge au soleil, jaune quand il est malade, bleu quand il a froid et vert quand il a peur…
En fond, sur un écran, des documents d’archives complètent le tableau : extraits de discours, de manifestations... Le point d’orgue est fourni par l'intervention d'une jeune Burkinabé, Ragniwendé Eldaa Koama, durant le sommet Afrique-France organisé en 2021 à Montpellier. Désireux d’instaurer un dialogue avec la société civile africaine, Emmanuel Macron n’invite pas de chefs d’État, mais 3 000 jeunes, triés sur le volet. La jeune femme y compare les relations franco-africaines à un plat mis à cuire dans une marmite sale. Pour que la nourriture soit savoureuse, déclare-t-elle, il faut récurer la marmite…
Côté cour, Angélique Clairand et Coumba Kane commentent et apportent les compléments d’information, corrigeant çà et là un portrait genre imagerie d’Épinal, tel le portrait trop lisse du président-poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, l’une des grandes figures de la négritude, ce qui ne l'empêche pas, une fois président du pays, d'instaurer un régime autoritaire et l’état d’urgence face aux manifestations de protestations des étudiants, de faire fermer les universités durant deux ans et d'expulser du pays les opposants étrangers.
Un passage en revue qui laisse des « blancs »
Du côté du public, les différences de réception sont en grande partie liées à la génération à laquelle appartiennent les spectateurs. Si pour les baby-boomers ou les générations qui les ont immédiatement suivies, ce passage en revue, forcément schématique compte tenu de la durée du spectacle, a des allures de révision générale, avec quelques pépites inconnues, il est en revanche l’occasion d’une découverte pour de jeunes générations nées à partir des années 1970 et un moyen de comprendre l’hostilité qui se manifeste aujourd’hui en Afrique à l’égard de la France et qui ne prend pas sa source dans la seule histoire coloniale du temps de l’Empire colonial français. « Pourquoi on n’apprend pas ça à l’école ? » demandera ingénument une jeune fille durant le débat qui roule sur tout ce qui n’a pas été dit au cours de la performance. Mais le thème qui reste dans l’ombre de cette plongée, drôle et enlevée quoique schématique, dans la Françafrique – il est à peine évoqué dans la performance, il apparaîtra brièvement dans le débat – c’est le rôle fondamental de la Russie, qui ne s’embarrasse pas de « droits de l’homme » dans l’« aide » qu’elle apporte aux frères africains mais qui n’est pas plus gratuite que celle de la France… C'est l'une des données incontournables du paysage africain contemporain dans le grand bal géopolitique mondial. Tintin au Congo, aujourd’hui, ce serait plutôt les Soviets au Burkina. À bon entendeur, Hergé !
Grand ReporTerre #9. Mise en pièce de l'actualité
Distribution, conception et mise en pièce de l'actualité Angélique Clairand avec la journaliste Coumba Kane Avec Quentin Alberts, Kadiatou Camara, Angélique Clairand, Coumba Kane Collaboration artistique Jean-Philippe Salério Création vidéo Vincent Boujon Création lumière et régie générale Nathan Teulade Collaboration technique Quentin Chambeaud, Fabienne Gras, Thierry Pertière Production Théâtre du Point du Jour, Lyon Durée estimée 1h30
Théâtre du Point du Jour - 7 rue des Aqueducs, Lyon
Jeudi 15 février et vendredi 16 février à 20h