Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Les Jeux de l’amour et de l’énigme. Parler IA et en faire un spectacle.

Phot. © Hervé Véronèse

Phot. © Hervé Véronèse

Dans ce spectacle imaginé pour une salle de classe ou un lieu non théâtral, une fiction qui pose et met en scène le rôle que l’intelligence artificielle pourrait jouer dans nos vies.

Ils se sont assis dans ce qui pourrait être – et est parfois, au cours des tournées – une salle de classe. Ils : les spectateurs ou les élèves venus pour le spectacle. Au milieu d’eux, une comédienne et un comédien qui se distinguent à peine. Ils pourraient presque être leurs camarades de classe. Quand ils prennent la parole, c’est pour énoncer un problème un peu barge, une histoire de tram et d’aiguillage défectueux qui conduit le conducteur – chacun des membres du public en l’occurrence – à choisir entre deux actions qui, chacune, engendreront des morts. Un ou plusieurs morts, et que choisir ? On cite Kant au passage. Et si, au lieu de personnes anonymes, il s’agissait de membres de la famille ?

Ce dilemme, c’est celui qui est posé, par exemple au présent, aux IA de conduite automatique censées, dans le futur, nous dispenser de prendre le volant et nous laisser, simplement, profiter du paysage. Rires dans la salle, plaisanteries, refus de prendre une position ou une autre ou au contraire choix. Nous sommes dans le vif du sujet mais les spectateurs ne le savent pas encore.

Phot. © DR

Phot. © DR

Trois personnages entre réalité et monde virtuel

Bientôt Max entre en scène et rejoint les deux interprètes déjà repérés. Max est une IA, un cyclindre oblong similaire à une enceinte acoustique, doté d’une petite lumière. Rien d’exceptionnel si ce n’est que Max parle et qu’il met son grain de sel partout, même quand on ne lui demande rien.

Charlie (la fille) et Rafie (le garçon) sont en colle. Sans doute parce qu’ils ne sont pas « normés ». Rafie perturbe le cours de français, Charlie a dû changer d’établissement pour « problèmes relationnels avec d’autres élèves ». Charlie a emporté Max, un cadeau de son père pour tenter de vaincre un bégaiement lié à son histoire personnelle, qu’elle cherche à soigner.

Les deux jeunes gens se présentent tant bien que mal au milieu de la logorrhée volubile de l’IA qui glose sur l’origine de leur nom ou se glisse dans les phrases de Charlie, introduisant au passage l’anglais, la langue d’origine de conception de son programme. Bien vite, la conversation dérape. À la question posée par Rafie à l’IA, « Max, t’en penses quoi des punitions ? », Max répondra : « Je pense, donc je suis » et ses réponses seront chaque fois empreintes d’un savoir régurgité, le plus souvent pas tout à fait à bon escient.

Phot. © DR

Phot. © DR

Un thème d’actualité

À l’heure où les machines et les outils de « communication » qu’elles mettent en place via Tchatgpt ou autres systèmes prennent une place croissante dans notre quotidien se profile une multitude de questions liées aux remplacements progressifs qu’elles effectuent par rapport à l’activité humaine, aux potentialités et aux limites de cette irruption dans notre quotidien. Le questionnement que mène le mathématicien et cryptologue Alan Turing en 1950 avec ce que Turing nommait « jeu d’imitation » et qui devient le « test de Turing » a pour point de départ : « Une machine peut-elle penser ? », ce qui revient à dire, si l’on retourne la proposition : l’homme n’est-il fait que d’opérations mathématiques prévisibles, ce qui le dépouillerait de son libre-arbitre et pourrait permettre à la machine, non seulement de dialoguer avec lui mais aussi d’anticiper son comportement et, bien sûr, de le remplacer. La masse de données engrangées par les Google, Amazon et autres nous a rendus identifiables, mesurables, prédictibles par les machines. La SF est devenue aujourd’hui et maintenant.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Un travail d’écriture nourri par des collaborations multiples

C’est en partant de ce phénomène qui suscite fascination et peur qu’Anne Monfort, metteuse en scène de théâtre, et Emmanuelle Zoll, responsable de l’action culturelle à l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) forment le projet d’un spectacle où une création théâtrale et musicale, nourrie de tous les enrichissements apportés par l’électronique et incluant les recherches sur les voix synthétiques, aborderait cette question.

Hélène Frappat, philosophe et auteure de romans attirée par le théâtre, relève le défi d’écrire un texte dont le soubassement – le questionnement sur l’IA – serait scientifique mais dont le contenu serait fictionnel. Elle met en scène un jeune homme et une jeune femme, dépendante d’une IA pour s’exprimer verbalement. Dans le processus de réappropriation d’elle-même que mène Charlie avec l’aide de Rafie, Max sera le grand perdant. À mesure que Charlie reconquiert son indépendance, Max s’étiole.

Des conseillers scientifiques épauleront la réflexion menée par l’autrice. Jean-Louis Giavitto, directeur de recherches au CNRS, s’intéresse en particulier à la spécification d’interactions en temps réel impliquant des relations temporelles entre humains et machine et est par ailleurs conseiller scientifique pour les Fictions/Sciences, une série de tables rondes organisées en collaboration avec le centre Pompidou, réunissant artistes et scientifiques pour offrir une plongée dans le vif de la science et de l’art. Nicolas Obin, maître de conférences à la Faculté des sciences et d’ingénierie de Sorbonne Université et chercheur dans l’équipe Analyse et synthèse des sons du laboratoire Sciences et Technologies de la Musique et du Son (Ircam, CNRS, Sorbonne Université), a développé au fil des années, un vif intérêt pour l’étude et la modélisation du comportement et de la communication entre les humains, les animaux et les robots. Les recherches de Clothilde Chevet, docteure et enseignante en sciences de l’information et de la communication (au CELSA-GRIPIC), spécialisée en IA, portent sur les robots conversationnels et, plus largement, sur les pratiques d’écriture et d’oralité dans le cadre de « l’interaction homme-machine » ; elle est également médiatrice auprès de jeunes publics.

Enfin, François Vey, compositeur et créateur sonore féru de musique contemporaine, s’intéresse à ce qui sort des cadres, musiques bizarres et expérimentations sonores. Il signe ici le traitement de la voix de Max, dont le texte est finalement confié à une comédienne avant d’être retravaillé pour situer la voix dans un entre-deux entre humain et machine. Il crée également l’environnement sonore de la pièce, ténu mais insistant comme pour manifester la présence de la machine, et les interventions électroniques qui ponctuent le parcours du spectacle et, selon le lieu où est donnée la représentation, une spatialisation du son entre deux ou plusieurs enceintes – à l’Ircam, les haut-parleurs, répartis tout autour de la salle offraient un véritable environnement sonore.

Phot. © DR

Phot. © DR

De Marivaux à Turing

Hélène Frappat situe le texte à la rencontre de la Dispute de Marivaux, dont les élèves présents dans la salle sont invités à lire des extraits à voix haute, et du « test de Turing ».

Dans la Dispute, l’une des dernières pièces de l’auteur, la question posée est de décider qui, des deux sexes, donne le premier l’exemple de l’inconstance en amour – le pari s’avèrera finalement nul. Le test de Turing vise à mettre en parallèle un ordinateur qui utilise la parole humaine et un humain, et à les confronter avec un autre humain pour déterminer lequel des deux interlocuteurs est un ordinateur.

Dans le « jeu d’imitation » invoqué par Turing, on plaçait un homme et une femme, chacun dans une pièce. L’homme contrefaisait la femme et des observateurs extérieurs devaient déterminer qui était la femme. Turing substitue un ordinateur à la femme pour effectuer son test et homme et ordinateur contrefont la femme. Sans commenter les relents sexistes qu’on pourrait identifier au passage, la substitution femme-ordinateur renvoie à la dualité des sexes introduite par Marivaux et Hélène Frappat imagine de poser la question de tomber, pour Charlie, amoureuse d’un avatar et, à l’inverse, pour l’avatar, de devenir suffisamment humain pour s’éprendre d’une créature humaine. Lorsqu’on est passé par l’engouement pour les tamagotchis japonais, ces petits animaux virtuels qu’on éduquait à l’aide d’une console miniature et dont on s’occupait comme d’animaux vivants, on ne s’étonne plus guère...

Phot. © Hervé Véronèse

Phot. © Hervé Véronèse

Petit précis d’IA et de réflexions philosophiques

Ainsi, sur le mode du jeu, de manière très vivante, parfois même en sollicitant le public, se mettent en place les éléments d’une réflexion complexe sur la réalité des possibilités de l’IA – faire ses devoirs ou travailler avec ? Champ d’intervention à lui assigner, limites à lui assigner, etc. – mais aussi sur les manipulations dont elle fait l’objet.

Machine programmée, elle l’est par des hommes qui la font « raisonner » en fonction de leurs critères de jugement et il n’est pas indifférent qu’elle témoigne de points de vue qui ne disent pas leur nom. En indiquant que, pour iel, Rafie est le diminutif de Raphaël, Max passe sous silence les origines arabo-persanes de ce prénom. Iel gomme de ce fait un aspect qui n’émerge que lorsque le qualificatif de raciste lui est appliqué. Ceux qui l’ont programmé.e ont une identité humaine et les sources que la machine a absorbées et qu’elle recrache et, par là, sa manière de « penser » ne sont ni neutres ni objectives. On l’aura appris de manière simple et en se divertissant, même si la mise en œuvre de cette simplicité est assortie d’une grande complexité et si une petite « explication de texte » à la fin n’est pas superflue pour éclairer toutes les notions présentes dans le spectacle…

Phot. © DR

Phot. © DR

Les Jeux de l’amour et de l’énigme
S Mise en scène Anne Monfort S Conception Anne Monfort, metteuse en scène, Emmanuelle Zoll, responsable action culturelle de l’Ircam S Texte Hélène Frappat S Avec Maria Aziz Alaoui, Neil-Adam Mohammedi S Création son et régie générale François Vey S Costumes Marine Gressier S Conseil scientifique Clotilde Chevet, Jean-Louis Giavitto, Nicolas Obin S Administration et production Yohan Rantswiler S Production et diffusion Les Productions de la Seine Florence Francisco et Gabrielle Baille S Production day-for-night S Coproduction Ircam, Scène de recherche-ENS Paris Saclay S Avec le soutien du Cube Garges, de l’Opéra de Massy, du Théâtre de Genevilliers - Centre dramatique national (T2G), du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens.nes du PSPBB/ESAD S La compagnie day-for-night est conventionnée par la DRAC Bourgogne Franche-Comté et par la Région Bourgogne Franche-Comté et soutenue dans ses projets par le Conseil départemental du Doubs et la Ville de Besançon S Création 2025 à destination des établissements scolaires et des théâtres S Durée 50 min. environ

www.dayfornight.fr

CRÉATION & REPRÉSENTATIONS
Du 19 au 23 mai 2025 dans les lycées partenaires de l’Ircam
Du 27 au 29 mai 2025 au Centre Pompidou, dans le cadre du festival ManiFeste de l’Ircam
Le 10 octobre 2025 dans les lycées partenaires du Cube Garges
Du 27 au 29 janvier 2026 à la Scène de recherche ENS Paris-Saclay

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article