30 Avril 2025
Romain Gary n’a cessé de multiplier ses identités littéraires. Dans Pseudo, il affirme dévoiler la personnalité de celui qui se dissimule sous le nom d’Émile Ajar. Au jeu des faux-semblants, cette escalade dans la supercherie littéraire a la forme d'un vrai régal.
Romain Gary aurait tout du comédien de théâtre qui se glisse chaque fois dans la peau d’un nouveau personnage si ce nouveau rôle, comme les précédents, n’était pas un autre visage de lui-même. Il est le seul auteur à avoir obtenu – ce que le règlement ne permet pas – deux fois le Prix Goncourt : d’abord en 1956 avec les Racines du Ciel, sous le nom de Romain Gary, puis en 1975 avec la Vie devant soi, dissimulé sous le nom d’Émile Ajar. Un Ajar mystérieux qui préserve farouchement son anonymat, même envers son éditeur, Gallimard, et finit, du moins en apparence, par dévoiler son identité dans un roman, Pseudo, publié en 1976. Sous Ajar, on trouverait un certain Paul Pavlowich, un sien petit-neveu, auteur lui aussi, un masque de plus qu’Ajar livre à la voracité du public et des journalistes. Une histoire du plus haut comique n’était son épilogue : le suicide de Romain Gary en décembre 1980.
L’essence même du jeu
Pseudo est un roman des plus réjouissants. Il met en scène un écrivain névrosé, affabulateur et paranoïaque, soigné dans une clinique psychiatrique danoise, qui a décidé de se fuir en se camouflant sous toutes les identités possibles : python, souris, chien, cendrier ou tout autre objet inanimé. « Vous appelez ça folie, vous ? Pas moi. J’appelle ça légitime défense », affirme l’homme qui se cache. Au nombre de ses reflets figure « Tonton Macoute », un autre avatar de lui-même dont le sobriquet fait référence à la milice paramilitaire toute-puissante créée par l’ancien dictateur d’Haïti, François Duvalier, dont son fils fera également usage. Une démultiplication additionnelle d’un « moi » déjà éclaté, car Ajar présente ce « Tonton » en ancien militant de la France libre que Gary a été, envieux de sa gloire.
Cet homme au bout du rouleau mais qui n’a rien perdu de son alacrité désabusée lâche, sous la pression de l’opinion, de la presse et des demandes de son éditeur, un nom d’auteur de ses livres : Ajar est Paul Pavlowich, un individu qui a une existence bien réelle mais n’est qu’une figure d’opérette. Un « moi » sans « moi » mais cependant lui, comme un de ses reflets. La supercherie à laquelle il se livre, plaçant son double entre les pattes d’une journaliste et non des moindres, petite vengeance d’avoir été considéré, sous le nom de Gary, comme un has been, le personnage en fait son miel en même temps qu’il ajoute un écran de fumée à un embrouillamini déjà bien installé.
Un seul-en-scène mené avec adresse
Le jeune homme qui apparaît sur scène à un look de premier de la classe. Petits mocassins, angle des pieds à 105 degrés comme un danseur classique, sur l'imagine prêt pour l'entrechat. Mais c'est un entre deux ou trois personnages et même plus qu'il exécute en endossant dans sa prestation tous les rôles des protagonistes de l'histoire. Il est d'abord le narrateur – Ajar, mais aussi Gary qui transparaît ici et là –, accro à l'écriture au point de se faire désintoxiquer. Il est aussi son psychiatre pontifiant affalé sur un fauteuil qui lui recommande de se purger par l'écriture. Il est encore le « Tonton Macoute », et tous les autres qui vont et viennent. Par le biais de Paul, la « braise » Ajar (traduction française de son nom en russe) qui réussit à l'homme qui « brûle » (Gary) formule à travers son kaléidoscope de soi une réflexion sur la création artistique et ses méandres.
Caractérisant chacun des personnages par une posture et un timbre de voix, Zacharie Feron se glisse dans ces identités mouvantes avec une jouissance communicative, se métamorphosant d'une réponse à l'autre. Si l'on ajoute au tableau un texte brillant, virtuose même, car Pseudo est un feu d'artifice verbal où l'autodérision le dispute à une critique acerbe, conduit avec un humour ravageur, du petit monde de la littérature, on passe avec bonheur l'heure que dure le spectacle.
Ce retour à l'envoyeur de Gary-Ajar-Pavlowich au public et à la critique, l'auteur s'en expliquea dans Vie et mort d'Émile Ajar , un texte publié à titre posthume. À propos de Pseudo , il déclarea : « Je m'y étais fourré tel qu'on m'a inventé et que toutes les critiques m'avaient donc reconnu dans le personnage de Tonton Macoute, [mais] il n'est venu à l'idée d'aucun qu'au lieu de Paul Pavlowich inventant Romain Gary, c'était Romain Gary inventant Paul Pavlowich. » Dans Pseudo , farce de l'existence et de l'essence de l'être, on trouve, au-delà, le roman d'un homme qui, toute sa vie, se posera la question de la validité de son existence. Pseudo est une tragédie interprétée en habitudes de clown. Celle d'un homme qui aura « tout essayé pour [se] fuir »…
Pseudo .D'après Pseudo (Mercure de France) d' Émile Ajar
SAdaptation Pierre Koestel & Zacharie Feron SAvec Zacharie Feron SCollaboration artistique Jean-Noël Dahan SScénographie & costumes Zacharie Feron SRegard extérieur Maud Lefebvre SDurée 1h
Du jeudi 3 avril au jeudi 5 juin 2025 . Les jeudis à 19h
Théâtre la Flèche , 77 rue de Charonne, 75011 Paris