28 Janvier 2025
Au royaume des morts, Médée et Jason règlent leurs comptes devant Hadès et Perséphone. Ben Duke mêle chant, danse, comédie et tragédie pour nous offrir un ballet baroque et fascinant.
Debout les morts
Six pieds sous terre, Hadès dieu des Enfers (Jean-Daniel Broussé) s’adresse au public avec la faconde d’un meneur de cabaret et la blague facile d’un carabin : pourquoi être venu voir Ruination (« Ruines » en français) alors qu’il y a tant d’autres spectacles à Paris ? Le ton est donné. Son domaine glacial, de plastique et d’acier, ne ressemble pas aux abysses éthérés de la Divine Comédie mais à une morgue d’embaumeur de cadavres, où, des dessus du plateau, plonge une haute échelle.
Perséphone (sculpturale Anna-Kay Gayle) en descend, revenue à contrecœur de son séjour terrestre pour passer l’hiver dans l’underworld de son époux. Elle n’apprécie pas son exil forcé : le couple divin est en froid. Mais Jason (Liam Francis), émergeant du voile transparent qui recouvrait sa rigidité cadavérique, vient les distraire de leurs querelles domestiques. Le solide gaillard, après quelques pas d’une danse hallucinée, réclame ses enfants, assassinés par Médée. La voici justement, sous les traits de Hannah Shepherd, surgie d’entre les morts, le corps tordu de désespoir, mère éplorée à la recherche de ses petits. Jason demande justice auprès d’Hadès, pour obtenir la garde de ses héritiers, le couple s’affronte par avocats interposés devant le squelette ricanant d’un juge.
Un procès loufoque et poignant
Ben Duke ré-ouvre le dossier de cette mal-aimée de la mythologie, souvent taxée de sorcière, fratricide, infanticide, folle de haine vengeresse. Ceci n’est pas l’histoire de Médée telle que vous croyez la connaître ! », prévient-il dans la feuille de salle du théâtre. A-t-elle commis seule les actes sanglants dont on l’accuse ? Aurait-elle des circonstances atténuantes ? Quel fut le rôle de Jason dans cette affaire ? Dans ce procès, Perséphone se fait l’avocate convaincante de Médée et somme Jason de répondre de sa trahison amoureuse, à l’origine du drame final.
Le chorégraphe revisite la tragédie d’Euripide en images fortes, il réécrit l’histoire à sa manière, mi parodique, mi polémique : l’arrivée de Jason à la cour d’Æetes, roi de Colchide. Sa rencontre avec Médée, la fille du cruel souverain. Le rôle de la jeune femme dans la conquête de la Toison d’or, la fuite des amants, le meurtre du frère de Médée, lancé à leur poursuite. L’esthétique dépouillée du scénographe Soutra Gilmou introduit un délicieux anachronisme dans ce récit antique.
Les séquences dansées d’une grande intensité, dans les lumières crues de Jackie Shemesh, sont accompagnées au piano par Yshani Perinpanayagam, qui assure aussi la direction musicale. Les chants poignants du haute-contre Keith Pun donnent une profondeur tragique à ces scènes, tout comme le blues qui clôt le spectacle, interprété avec ferveur par Sheree DuBois. En contrepoint, les saillies grivoises d’Hadès, à propos de Casse-Noisette, le ballet de Marius Petipa qui passe en boucle sur un écran de télévision, et les récriminations conjugales de Perséphone apportent une bonne dose de dérision. Parfois, Ruination se mue en revue de music-hall, en joyeuse mascarade. Ce mélange des genres surprenant et magnifiquement assumé n’occulte pas les arguments à la décharge de l’accusée. Ben Duke réussit à semer le doute, bien que la Colchidienne soit condamnée in fine à sortir par la petite porte jaune, enveloppée de vapeurs infernales.
Donner la parole aux héroïnes
Le chorégraphe-metteur en scène anglais s’est à maintes reprises attaqué aux mythes pour donner la parole aux héroïnes tragiques et réécrire l’histoire de leur point de vue. Dans son adaptation de A Tale of Two Cities de Charles Dickens, Lucie Manette racontait son « véritable » parcours, entre Londres et Paris, pendant la Révolution française. Il s’en est pris dernièrement au Roméo et Juliette de William Shakespeare, imaginant les amoureux survivant à leur destin.
Ben Duke, cofondateur et directeur artistique de Lost Dog, a reçu le National Dance Award pour Ruination: The True Story of Medea. Une récompense bien méritée. Il faut suivre son travail, régulièrement présenté à Paris, au Théâtre de la Ville, depuis 2017.
Ruination :The True Story of Medea - Lost Dog / The Royal Ballet
S Mise en scène et chorégraphie Ben Duke, Compagnie Lost Dog S Avec Miguel Altunaga, Jean Daniel Broussé, Maya Carroll, Liam Francis, Anna-Kay Gayle, Hannah Shepherd et les musiciens Sheree DuBois, Yshani Perinpanayagam, Keith Pun S Décor Soutra Gilmour S Direction musicale Yshani Perinpanayagam S Lumières Jackie Shemesh, assisté de Joe Hornsby S Son Jethro Cooke S Vidéo Hayley Egan S Assistante à la direction Andreea Paduraru S Assistante à la chorégraphie Winifred Burnett-Smith S Dramaturgie Raquel Meseguer Zafe S Surtitrage Dominique Hollier S Régie des surtitrages Katharina Bader S Direction plateau Amy Steadman S Régie son Chris Campbell S Régie lumières Hector Murray, Conor Westley S Adjointe à la direction plateau Hannah Gillett S Coproduction Royal Ballet, Londres – Lost Dog S Durée 1h40 S En anglais surtitré en français
Théâtre de la Ville - les Abbesses, 31, rue des Abbesses, Paris 18e
Du 21 au 26 janvier 2025