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Arts-chipels.fr

Pour un oui ou pour un non. Mots pour maux.

Pour un oui ou pour un non. Mots pour maux.

Pour un mot, une virgule de trop, deux amis se brouillent : un duel à fleurets mouchetés entre Christophe Brault et Scali Delpeyrat, orchestré par Sylvain Maurice en un réjouissant jeu de langue.

Le diable est dans les détails

Deux hommes, assis sur un banc face au public, ont l’air de plaisanter. Mais qu’est qui cloche derrière le rire de ces amis de longue date ? Que sous-entend H.2 en disant à H.1, venu lui rendre visite, qu’il prend « ses distances » ? H.2, d’abord réticent, finit par lâcher le morceau : c’est à cause d’une petite phrase, prononcée par H.1 lors d’une conversation passée : « C'est bien ... ça. ». Il ne s’agit pas des mots, mais du ton : une légère suspension entre « bien » et « ça ». Une intonation démasque ce que les mots masquent : H.2 y a senti de la « condescendance » à son égard... H.1 tombe des nues. Il veut comprendre. De « ce qui s’appelle rien », d’un tout petit malaise, découle un long débat autour de l'interprétation de cette formule et de ses connotations. De fil en aiguille, en cherchant ce qui se cache derrière les mots et le rythme des paroles, H.2 fait le procès de son ami, remontant jusqu’à l’enfance. Il distille avec hargne ses récriminations enfouies, ses ressentiments, dus à un profond complexe d’infériorité vis-à-vis de son ami.... Un troisième larron, en la personne d’une femme (F.) qui, dans cette mise en scène, est assise parmi les spectateurs, est sommé de les départager. Mais comment prendre parti devant cet enchevêtrement de trop dits et de tensions souterraines ? L’irruption d’une tierce personne invite le public dans le conflit et le tient ainsi en haleine.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

La parole en action

Écrite en 1981, à la demande Werner Spiess, alors responsable d’une radio allemande, Pour un oui, pour un non n’est pas une pièce psychologique. Nathalie Sarraute l’a conçue pour des auditeurs comme une confrontation verbale, un duel de mots à travers lesquels se jouent de subtils rapports de pouvoir entre les deux amis. Les personnages sont piégés dans des dialogues sans fin et des finasseries de vocabulaire. Chaque réplique cacherait des intentions, des peurs et des malentendus. « Les personnages se sont mis à dire ce que d’ordinaire on ne dit pas [...] Le dialogue s’est développé au niveau des mouvements intérieurs qui sont la substances de mes romans », écrit l’autrice de Tropismes, premier recueil de textes qui constitue la matrice de son œuvre romanesque. Les personnages se débattent avec des mots, mais ces mots ne traduisent jamais pleinement ce qu’ils ressentent. Il y a une tension constante entre le besoin de s’exprimer et l’impossibilité de dire réellement ce que l’on pense.

Portée à la scène au théâtre du Rond-Point, en 1985, par Simone Benmussa, avec Samy Frey et Jean-François Balmer, la pièce, aussitôt qualifiée de chef-d’œuvre, a été reprise de nombreuses fois par ces mêmes acteurs, puis d’autres metteurs en scène s’en sont emparé, avec plus ou moins de bonheur, en fonction de la distribution. Car il faut des athlètes de la langue pour porter ces paroles. « Pour un oui ou pour un non est un travail non seulement sur le ressenti mais aussi sur sa manière de s’exprimer, notamment dans l’intonation. Quelque chose d’infime, une intonation, a été interprétée par quelqu’un et cela a déclenché un drame intérieur. C’est le comble du théâtre ; une interprétation de ce qui est dit et comme c’est dit, qu’est-ce que ça recèle et qu’est-ce que ça révèle », précise Nathalie Sarraute dans la revue Acteurs (n°34, 1986). H.1, accusé de mépris, soupçonne H.2 d’être jaloux. Au final, leur conflit se focalise sur des questions existentielles. Taxé à mots couverts par H.2 de conformisme bourgeois, H.1 s'apprête à sortir et contemple un instant la rue devant la fenêtre. H.2 s'adresse à lui d’un ton conciliant: « La vie est là... » H.1 accuse cette fois H.2 de citer Verlaine, (« La vie est là, simple et tranquille »), pour faire valoir ses connaissances littéraires. Et c’est reparti de plus belle !

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Un jeu de qui perd gagne

« Entre nous, il n'y a pas de conciliation possible. Pas de rémission... C'est un combat sans merci. Une lutte à mort. » Christophe Brault (H.1), raide dans ses bottes et persifleur, et Scali Delpeyrat (H.2), mal à l’aise et hésitant, s’aventurent sur un chemin de crête entre humour et émotion. Dans une mise en scène sobre qui met l’accent sur les interactions verbales, sur le petit plateau au décor minimaliste – un banc déplacé au fur et à mesure de la montée en puissance du conflit –, les deux virtuoses sculptent au scalpel une partition diabolique, révélant l’amour-haine qui anime le vieux couple d’amis. Chez eux, les moindres silences et pauses, le langage corporel et les infimes déplacements dans cet espace scénique réduit, prennent un poids considérable par-delà les mots. Accouchement difficile du malaise, écorchures à l’ego, vertige jusqu’à l’absurde des abîmes intérieurs, jusqu’au rire, parfois. Physiquement et psychiquement différents mais complémentaires, les protagonistes se lancent dans un combat dérisoire qui porte davantage sur leur amour propre et des ressentiments personnels que sur des différends idéologiques. On décèle une certaine paranoïa chez l’un, un léger sentiment de supériorité chez l’autre. Faut-il entrevoir, dans ce jeu de rôles, un hors-champ social de « lutte des classes » ? Le mot est lâché dans le texte. À l’époque où s’écrivait la pièce, rappelée par les couleurs du mur en fond de scène, cette notion divisait encore les gens.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

En rire ou en pleurer ?

Nathalie Sarraute, pour sa part, avoue qu’elle « aime rire parfois, en écrivant » : « Il me semble que, pour les spectateurs, ce contraste entre le ton insolite et la forme familière donne à ces mouvements d’ordinaire cachés un caractère plus dramatique et aussi un effet d’humour. L’insolite enrobé dans du connu fait rire ».

Mais, au terme de ce match nul, qui ici prête souvent à rire, n’y a-t-il que de la dérision ? Aujourd’hui des idéologies mortifères sont à l’œuvre et occasionnent, pour des questions de vocabulaire, de graves de dissensions. Le spectateur, pris à témoin ne peut s’empêcher d’y penser. En cela, Pour un oui pour un non, comme tous les grands classiques, donne lieu à de multiples lectures possibles. Le metteur en scène Jacques Lassalle en disait : « Une parole devant nous est ‘‘en’’ travail. Elle s’accouche en douceur ou au forceps suivant le cas. [...] Cette parole, écoutez-la bien, c’est la vôtre, c’est la mienne » (extrait de En un obscur commencement, notes sur le théâtre de Nathalie Sarraute, 1994). Sylvain Maurice, quant à lui, veut parier sur l’amitié : « Une amitié dont on ne peut, pour le meilleur ou le pire, se défaire. » En tout cas, l’œuvre, au programme du baccalauréat et de l’agrégation 2025, n’a pas fini de faire débat. 

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Pour un oui pour un non de Nathalie Sarraute (édition Gallimard-1982)
S Mise en scène et scénographie Sylvain Maurice S Avec Christophe Brault, Scali Delpeyrat et Élodie Gandy S Lumières Rodolphe Martin S Son Jean De Almeida S Costumes Amélie Hagnerel S Production Compagnie Titre Provisoire S Coproduction Théâtre Montansier – Versailles S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S La compagnie Titre Provisoire est conventionnée par le ministère de la culture – Drac Bretagne.

Jusqu’au 16 mars 2025
Le Lucernaire
53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris T. 01 42 22 66 87

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