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Arts-chipels.fr

Juste la fin du monde. Dans le creuset de la famille, un théâtre d’ombres mis en lumière.

Photographie affiche ©Cédric Roulliat

Photographie affiche ©Cédric Roulliat

C’est dans une belle mise en scène de Johanny Bert que s’installe l’un des derniers textes de théâtre de Jean-Luc Lagarde, véritablement donné à entendre dans la complexité des relations familiales qu’il introduit et dans une langue à nulle autre pareille.

Lorsque Juste la fin du monde est écrit par Jean-Luc Lagarce en 1990, au sortir d’une résidence de six mois à Berlin en 1990, dans le cadre de la Villa Médicis hors les murs, le texte est refusé par tous les comités de lecture. L’auteur en reprendra le texte à la veille de sa mort, en 1995, dans le Pays lointain.

Juste la fin du monde a depuis été maintes fois mis en scène, entre autres à la Comédie-Française par Michel Raskine en 2008. Il a été adapté par Xavier Dolan en 2016 pour le film éponyme et a été inscrit aux sessions 2008 et 2010 des épreuves Théâtre du baccalauréat, au programme des agrégations de Lettres et de Grammaire en 2012, mais aussi des classes de premières générales et technologiques pour le baccalauréat de français de 2021 à 2024 et du CAPES de Lettres de 2023 à 2025. C’est dire s’il s’est inscrit dans la durée comme une œuvre incontournable de la fin du XXe siècle. Construite sur les « presque rien » tirés du langage quotidien, la pièce joue son intensité sur l’infinitésimal qui régit les relations « ordinaires ».

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Une « intrigue » partiellement autobiographique

D’origine provinciale, et atteint du sida, Jean-Luc Lagarde crée un personnage qui ouvre et ferme la pièce par un monologue. Ce narrateur, Louis, que Vincent Dedienne présente face au public, a beaucoup à voir avec l’auteur. Sans que le mot « sida » soit prononcé, il sait que ses jours sont comptés et il a décidé de rendre visite à sa famille, qu’il n’a pas vue depuis douze ans, pour renouer à nouveau avec eux, leur annoncer sa fin prochaine, rétablir, peut-être, une dernière fois le contact à la veille de mourir. Il ne sait pas très bien ce qu’il cherche, seulement que le besoin s’en est fait sentir. Tout au long du spectacle, il gardera ce rôle d’observateur, un peu distant et narquois, et en même temps de meneur de jeu à son corps défendant, par rapport auquel les personnages se définissent, se confondent en excuses ou se rebellent.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Un espace fantasmé

C’est sur le plateau nu que s’ouvre la pièce jusqu’à l’arrivée de Louis dans sa famille. Là, des cintres descendront des pièces de mobilier qui diront tour à tour la salle à manger, le garage, la cuisine, le salon. Un plateau de boissons, une vieille bicyclette, une machine à laver, un luminaire, une table : tout se passe comme si se mettaient en place les éléments du passé de Louis ou de ce qu'il évoque, non dans la réalité mais dans le fantasme que le narrateur-auteur forme pour eux. Des objets qui racontent une vie, manipulés via un système de tringles qui rappellent le monde marionnettique familier à Johanny Bert. Une accumulation d’objets hétéroclites comme on empile au cours d’une vie les strates d'un passé qui surgit et disparaît au fil des souvenirs. À cet espace hanté, le metteur en scène adjoindra un fantôme de plus : le père du narrateur, un absent dont la présence peuple encore les lieux, une silhouette invisible dont n’émerge dans la lumière qu’un masque. Fascinant. Insistant. Un observateur silencieux.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Une histoire de famille

La pièce confronte les membres restants de la famille au narrateur. Une famille comme il en existe des milliers, avec ses querelles et ses frustrations, qui accueille le retour du fils prodigue avec un sentiment d’attente mêlé d’agressivité et de gêne. Il est parti sans crier gare, chacun a fait son nid comme il pouvait : le frère marié dont l’épouse est présente, la petite sœur qui a grandi, la mère. Chacun a quelque chose à lui reprocher ou à lui prouver : son frère rumine encore une jalousie inextinguible, sa belle-sœur s'occupe à justifier leur petite vie monotone, sa sœur est tout au sentiment d’avoir été abandonnée dans une solitude révoltée. Sa mère, elle, cherche à recoller les morceaux en convoquant le passé. Ils ont le désespoir muet de ceux qui se sont sentis trahis et la présence de Louis va réveiller les monstres qui dorment en eux. Il ne reste plus de place à côté de leurs ressentiments…

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Une langue éloquente dans ses non-dits

L’extraordinaire de cette situation finalement assez banale tient au théâtre qu’ils se jouent les uns aux autres. Aucune chaleur n’émerge de ces personnages coincés dans leurs problèmes qui ne se touchent pas et se regardent en chiens de faïence. Et le langage qu’ils emploient est à l’avenant. Phrases ébauchées laissées inachevées, comme si elles ne parvenaient pas à franchir le seuil de leur bouche, reprises d’un même texte, de mêmes expressions sans cesse remodelées à la recherche du mot juste, ou pour masquer la gêne qu’ils éprouvent, sentiment d’infériorité marqué en permanence par le souci qu’ils ont de corriger leurs expressions face à l’écrivain-narrateur si éloigné d’eux dans son langage forment le cortège d’une pièce où tout réside dans le discours et la manière de le dire et dans l’organisation dans l’espace des personnages entre eux.

La famille fait bloc, alignée en rang d’oignon pour accueillir celui qu’on n’attendait plus. Et ses membres, même s’ils dialoguent ou cherchent à le faire, se livrent surtout à des monologues qui viennent heurter de plein fouet le narrateur qui, de son côté, se tient à distance. L’incommunicabilité entre les personnages est patente. Chacun dans sa bulle exprime sa bile comme on expulse ou crache un air mauvais trop longtemps contenu et il n’est pas besoin d’agression physique pour sentir la violence rentrée qui régit leurs attitudes. Les comédiens sont justes dans ce décalage entre parole et comportement et Vincent Dedienne leur offre un contrepoint distancié et ironique en écrivain revenu dans le sein de sa famille sur la pointe des pieds. Quant à la langue de Jean-Luc Lagarde, elle trouve dans le spectacle une force et un impact qui fait résonner le texte dans toute sa complexité et sa richesse.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce- Éditions Les Solitaires Intempestifs
S Mise en scène, scénographie et direction d’acteur.ices Johanny Bert S Création Avec Astrid Bayiha (Catherine, femme d’Antoine), Céleste Brunnquell (Suzanne, sœur cadette de Louis et d’Antoine), Vincent Dedienne (Louis), Christiane Millet (La mère), Loïc Riewer (Antoine, frère cadet de Louis) et les marionnettistes en alternance Kahina Abderrahmani / Élise Cornille S Assistante à la mise en scène Lucie Grunstein S Assistant à la scénographie Grégoire Faucheux S Création musicale Guillaume Bongiraud S Création sonore Marc De Frutos S Création lumières Robin Laporte S Création marionnette Amélie Madeline S Création costumes Alma Bousquet S Accessoiriste Irène Vignaud S Production Théâtre de l’Atelier S Coproduction Théâtre de la Croix-Rousse S En partenariat avec le Théâtre de Romette S Avec le soutien de l’Institut International de la Marionnette dans le cadre de son dispositif d’aide à l’insertion professionnelle des diplômé.e.s de l’ESNAM S Remerciements à François Berreur, Anne et François Creamer, Matthieu Helie S Durée 1h30

Théâtre de L’Atelier - 1, place Charles Dullin - Paris 18e
Rés. Tél. 01 46 06 49 24 billetterie@theatre-atelier.com
À partir du 15 janvier 2025, mer.-ven. à 21h, sam. à 15h et 21h, dim. à 16h.
À partir du 23 janvier 2025, en alternance :
Il ne m’est jamais rien arrivé, spectacle réalisé à partir du journal de Jean-Luc Lagarce. Avec Vincent Dedienne et la dessinatrice Irène Vignaud. Mise en scène Johanny Bert

TOURNÉE
25, 26 et 27 mars 2025 Le Sémaphore, Cébazat. Juste la fin du monde et Il ne m’est jamais rien arrivé
29 mars 2025 La Halle aux grains, Blois. Juste la fin du monde et Il ne m’est jamais rien arrivé
Du 1er au 5 avril 2025 La Croix-Rousse, Lyon. Juste la fin du monde
8 et 9 avril 2025 Théâtre à Pau. Juste la fin du monde
11 avril 2025 Théâtre Odyssée, Périgueux. Juste la fin du monde

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