13 Décembre 2024
Claron McFadden, dans la peau de Nina Simone emprunte la voix et les attitudes de la star du blues à s’y méprendre. Une performance déroutante concoctée par le metteur en scène Luigi De Angelis et la dramaturge Chiara Lagani.
Une étrange ressemblance
Pour réaliser cette performance, la chanteuse lyrique américaine s’est imprégnée de la voix de Nina Simone et a visionné attentivement les enregistrements de ses concerts, notamment celui qu’elle donna au Festival de Montreux (Suisse) en 1976, tout juste rentrée du Liberia où elle avait passé deux ans en exil, invitée par son amie Myriam Makeba. Là-bas, elle connut l’amour mais aussi la déception, auprès d’un certain Imoja. Claron McFadden émaille son récital des confidences faites par la star au long de cette soirée. Elle se fait physiquement chair et voix de son personnage et la ressuscite en réglant son timbre de soprano sur la tessiture de son modèle, tout en adoptant sa gestuelle et son collier de perles. Elle va jusqu’à reproduire le petit incident de micro qui eut lieu lors de ce fameux concert.
Cette métamorphose s’est opérée par la technique dite d’« hétérodirection » (remote acting en anglais). Selon le metteur en scène, elle « permet de se connecter à une personnalité disparue grâce à sa voix enregistrée. L’interprète est censé créer l’illusion de la présence de cette personne à travers ses propres voix et corps. Il devient une antenne, un réceptacle comme dans un exercice de méditation. »
Le résultat est des plus étranges et, au départ, le public reste perplexe. La performeuse n’en est pas à sa première expérience, elle s’y est lancée dans L’Aventure Invisible de Marcus Lindeen, spectacle présenté au Festival d’Automne en 2020 et 2022. « L’hétérodirection me permet de me détacher des injonctions d’un libretto. Le défi, c’est d’éviter une interprétation personnelle. Il faut juste savoir comment s’ouvrir et accepter ce que l’on reçoit. Dans Nina, c’est comme si elle me parlait directement à l’oreille et me transmettait son discours sans filtre. »
Musiciens fantômes
Le dispositif scénique est également identique à celui de Montreux. Mais le piano à queue, à jardin, ne sera pas joué par la chanteuse, les touches bougent toutes seules sous l’effet d’un programme informatique. De même, la toumba, côté cour, fait de la figuration quand résonnent les percussions qui accompagnent parfois le récital. Pour réaliser cette « expérimentation sonore-performative », Luigi De Angelis et Chiara Lagani, fondateurs de la compagnie italienne Fanny & Alexander, se sont associés au sound designer Damiano Meacci. Le programme de l’« autopiano » et la bande son, d’une fidélité remarquable, ne remplacent pas la présence de musiciens en chair et en os, d’où l’étrange impression que laisse cette musique spectrale, face à la talentueuse Claron McFadden qu’on sent un peu bridée. On aimerait la découvrir dans un autre contexte, elle qui a notamment interprété le rôle-titre de Lulu d’Alban Berg (Festival de Glyndebourne) et celui de La Didone de Cavalli (Teatro Alla Scala). Elle collabore aussi avec le Quatuor Arditti et le Klangforum Wien et on a pu la voir dans Pitié d’Alain Platel. Une artiste à suivre.
Une voix engagée
« Nous avons retenu surtout les entretiens politiques centrés sur son combat pour les droits des personnes noires et des femmes », indique Luigi De Angelis qui a aussi puisé dans les mémoires de la star. Pour Claron McFadenn, afro-américaine comme son modèle, exilée pour les mêmes raisons en Europe, « Nina Simone c’est mon passé, c’est mon histoire ». La jeune soprane reprend à son compte le récit de Nina Simone. Née à Tryon, en Caroline du Nord, en 1933, Nina Simone avait la musique dans la peau. Elle raconte qu’elle battait la mesure de ses menottes quand, encore au berceau, elle assistait aux offices religieux. Dès neuf ans, elle accompagnait au piano les Gospels dans l’église de sa mère. La jeune pianiste prodige aurait pu devenir une grande concertiste classique mais elle était noire ! Elle portera toujours le deuil de cet ostracisme subi lors les concours internationaux. Une amertume et une colère qui furent le moteur de ses engagements. Elle ne voulait pas jouer de sa virtuosité vocale, à la manière de certains interprètes de blues, d’où une certaine retenue dans sa gestuelle, et une rugosité dans son chant : « Je ne suis pas un clown », revendique-t-elle. Ce qui importait, c’était son message. La traduction qui s’affiche en fond de scène nous en transmet la teneur.
Claron McFadenn intériorise la double nature de Nina – sombre et combative –, qu’on retrouve dans sa musique. Le blues chez elle n’est pas nostalgie mais véhicule de revendications. La performance commence par Little Girl Blue, qui convoque la petite fille rejetée à cause de la couleur de sa peau. Suivront Backlash Blues, « Be My Husband », a capella, puis sur quelques notes de piano. La colère éclate dans Four Women, puissant cri de révolte face aux injustices subies par les femmes noires. Mississipi Goddam, où elle dénonce la violence raciste, fut interdite dans le Sud des États-Unis. Nous n’aurons pas droit à To Be Young Gifted and Black (Être jeune, talentueux et noir), devenu un des hymnes du mouvement Black Pride des années 1970, mais elle dira en direct : « Nous, les Noirs, sommes les plus beaux du monde » et terminera par Black is the colour : « Black is the colour of my true love's hair » (Noirs sont les cheveux de mon bien-aimé).
Les spectateurs qui ont eu la chance d’assister à des concerts de Nina Simone ont retrouvé en partie leurs impressions de l’époque. Nina vise non seulement à ressusciter la diva noire qui s’éteignit en 2003, à Carry-le-Rouet, à côté de Marseille, mais à redécouvrir un pan de l’histoire des Noirs aux États Unis, dans le sillage de Langston Hughes, James Baldwin ou Martin Luther King...
Nina
S Concept, direction et lumière Luigi De Angelis S Dramaturgie et costumes Chiara Lagani S Avec Claron McFadden S Création musicale Claron McFadden, Damiano Meacci (Tempo Reale) S Musique électronique et design sonore Damiano Meacci (Tempo Reale) S Coaching Andrea Argentieri S Percussion Adama Gueye S Production Fanny & Alexander S En collaboration avec Muziektheater Transparant (Anvers) ; Romaeuropa Festival ; Tempo Reale (Florence) S Coproduction Ircam – Centre Pompidou, Festival d’Automne à Paris S Avec le soutien de l’Institut Culturel Italien de Paris S Durée 1h.
Du 10 au 21 décembre 2024
au Théâtre 14 – 20, avenue Marc-Sangnier, Paris 14e https://theatre14.fr