13 Décembre 2024
William Christie présente, avec les Arts Florissants, plus de trente-cinq ans après l’avoir précédemment monté, une nouvelle version des Talens musicaux mis en musique par Jean-Philippe Rameau. Un régal lyrique, musical et chorégraphique, dans une mise en scène de Robert Carsen et une chorégraphie de Nicolas Paul.
Quatre années après les Indes galantes, Jean-Philippe Rameau présente, le 21 mai 1739, à l’Opéra de Paris, alors situé au Palais-Royal, à l’emplacement du Conseil d’État, un nouvel opéra-ballet, les Fêtes d’Hébé ou les Talens lyriques. Sa fable est on ne peut plus mince, voire sans véritable intérêt, mais elle correspond parfaitement au goût de l’époque et connaîtra le succès. Sa représentation, aujourd’hui, vaut pour la musique de Rameau et l’art des interprètes, tant musiciens que chanteurs, comédiens et danseurs.
Les Fêtes d’Hébé emboîtent trois histoires amoureuses dans un prologue qui leur sert de prétexte. Hébé, fille de Zeus et d’Héra, déesse de la jeunesse, sert d’échansonne aux dieux. Elle leur sert le nectar d’immortalité. Mais voici que par maladresse, elle le renverse. Virée de l’Olympe : tel est le verdict et, Hébé, à l’incitation de Momus, dieu de la raillerie et de la fête, se réfugie chez les humains. Rejoint par les Grâces puis par l’Amour, le petit groupe trouve « le plus aimable séjour » et « le plus heureux climat » sur les berges de la Seine.
Un hommage aux arts
Pour célébrer la jeunesse et les plaisirs, Hébé invite les muses à mettre en scène, lors de trois fêtes successives, les talents lyriques que sont la poésie, la musique et la danse.
La première, la Poésie, met en scène les amours – hétérosexuelles – de Sapho. La poétesse aime Alcée, condamné à l’exil par le roi Hymas en raison des intrigues de Thélème, le favori du roi, qui aime Sapho et souffre de jalousie. Par ses chants, qui mettent en scène un fleuve protégeant les amours d’une nymphe et d’un ruisseau, Sapho séduit le roi et obtient la grâce de son bien-aimé.
Dans la Musique, la fille de Lycurgue, roi de Lacédémone (Sparte), la jeune Iphise, aime le chanteur Tyrtée et en est aimée. Mais l’oracle a déclaré qu’elle n’épouserait que le vainqueur des Messéniens qui assiègent la cité. Qu’à cela ne tienne ! Tyrtée relève le défi et convainc par ses chants les Lacédémoniens de partir au combat. Ils sont évidemment vainqueurs et les dieux s’associent à la célébration de leur union.
Avec la Danse, c’est un thème champêtre, très dix-huitiémiste, qui domine. Terpsichore, muse de la Danse, a décidé de marier son émule, Églé, en organisant un concours entre les candidats à la main de la belle. Bien que le berger Eurilas pense avoir toutes ses chances, c’est sur Mercure, le messager des dieux invité par l’Amour à connaître les plaisirs terrestres, que se porte le choix de la jeune fille, et la réciproque est vraie. Les bergers sont déçus mais Mercure dévoile son identité et tout finit par une fête célébrant l’amour du dieu et l’art d’Églé.
Ces intrigues on ne peut plus convenues, dont le texte même ne présente pas d’intérêt littéraire – il est écrit par Antoine César Gautier de Montdorge, un ami du « patron » de Rameau, le fermier général Alexandre Le Riche de La Pouplinière – auraient sombré dans l’oubli, n’étaient la merveilleuse musique de Rameau et l’opportunité offerte de mêler la danse à la proposition lyrique.
Un opéra-ballet dans la tradition du XVIIIe siècle
Mêler le ballet aux autres arts est une pratique qu’on trouve dès l’époque de Molière, avec des pièces comme le Bourgeois gentilhomme. Mais la formule fait florès au début du XVIIIe siècle, au moment où les opéras sont plus souvent créés à Paris qu’à la Cour, le roi Louis XIV étant devenu dévot. Les théâtres accueillent alors un public très diversifié, avide de divertissement. L’opéra-ballet, avec ses « entrées », de petits actes indépendants les uns des autres, souvent reliés par un fil assez mince, remplit cette fonction. Décors à transformations et intrigues galantes forment un ensemble composite dont la cohérence n’est pas la clé de voûte. Ainsi le livret médiocre de Montdorge, écrit avec la collaboration de Louise-Angélique Naudin, l’épouse du Grand Audiencier de France – le premier officier de la Chancellerie – ne constitue-t-il pas pour Rameau un obstacle.
La structure de l’opéra-ballet, avec ses mini-spectacles insérés dans le spectacle et sa fonction de divertissement, font oublier la cohérence qu’on attendrait des plaisirs parisiens vantés dans le prologue. La caractéristique de l’opéra-ballet cependant demeure. Elle fait la part belle à la danse, qui conquiert un statut égal à celui du chant. Robert Carsen, en donnant pour décor à l’ensemble des trois entrées les quais de la Seine à Paris, les réunifie, d’autant qu’il fait réapparaître Hébé fugitivement dans chacune d’entre elles et lui fait conclure, scéniquement, les Fêtes.
Côté décor, un Américain (Canadien) à Paris…
Robert Carsen reprend à son compte le décentrement par rapport à la monarchie absolue de cette fantaisie mythologique, qui envoie Hébé sur les rives de la Seine, en situant les différentes intrigues sur les quais parisiens. Il le déplace cependant dans le monde contemporain. Les personnages évoluent devant un décor d’immeubles parisiens en surplomb et d’escaliers de pierre tandis que le miroitement de la lumière sur la Seine évoque le passage des jours et des nuits. Un décor des plus naturalistes qui offre de Paris une vision touristique archi convenue. Doit-on la comprendre comme une marque d’humour pour évoquer le caractère factice du spectacle ? Doit-on au contraire y voir l’approche d’un Américain – Robert Carsen est d’origine canadienne – à Paris ? Quoi qu’il en soit, plus pesant tu meurs et le spectacle méritait mieux que ce carton-pâte photographique qui ramène la douce folie de l’invraisemblance de l’intrigue au ras du sol. Une évocation plus poétique, à travers des dessins – il en existe pléthore – aurait avantageusement remplacé cette référence appuyée et de degré zéro au Paris d’aujourd’hui.
À musique d’hier, situations d’aujourd’hui
Robert Carsen, dans son démarquage de l’opéra-ballet, ne fait pas dans la dentelle. Il en accentue l’aspect artificiel et cocasse avec des bonheurs divers. Il transforme l’Olympe en réunion de VIP où l’on consomme du selfie à tire-larigot et où Hébé joue la soubrette. Sapho, en ado en baskets et short avec ses petits camarades GO, installe les transats de Paris-Plage. La victoire des Lacédémoniens prend des allures de coupe du monde de football dont la France – cocorico, avec écharpes tricolores et drapeaux agités ! – sort victorieuse. Quant aux bergers de l’entrée consacrée à la danse, ils sont devenus loubards en cuir devant un décor tagué. Au milieu de tout cela, Hébé, passe d’entrée en entrée, armée de son appareil photo, avant d’entraîner tout son monde dans un voyage en bateau-mouche. La fantaisie dix-huitiémiste est devenue farce, souvent drôle et pas toujours malvenue, mais sérieusement lestée.
De grands bonheurs musicaux
Dans cet ensemble iconoclaste, la musique cependant résiste, et avec elle la chorégraphie. C’est un grand plaisir d’entendre rassemblés ces instruments anciens aux sonorités moins rondes et plus fragiles que celles des instruments modernes, de voir le dynamisme avec lequel William Christie entraîne ses musiciens, passant de rythmes entraînants avec leurs allures martiales et animées à la finesse délicate qui lie la musique au chant dans les duos et trios qui émaillent les entrées. Les duos d’amour des personnages, chargés d’émotion, restent de grands moments qui échappent à la dérision ambiante.
Quant aux interprètes lyriques, ils entrent dans le jeu avec beaucoup de présence scénique en même temps que de belles sonorités. Léa Desandre, qui campe à la fois Sapho, Iphise et Églé, les héroïnes des trois entrées, démontre non seulement ses qualités de chanteuse mais aussi de comédienne et Marc Mauillon en Momus et Mercure associe la facétie et une distance amusée à la beauté de son timbre.
Une présence chorégraphique remarquable
Du côté de la chorégraphie, il faut souligner le travail effectué par Nicolas Paul et ses douze interprètes, masculins et féminins à parts égales. Interprète de Pina Bausch, Anne Teresa de Keersmaeker, Maguy Marin ou William Forsythe, le chorégraphe est rompu à la danse contemporaine. Il crée ici des formes hybrides où s’associent les influences du hip hop et de ses succédanés – breakdance, popping, locking –, des mouvements issus de l’héritage classique et des gestuelles acrobatiques. Son démarquage de l’entraînement footballistique dans l'entrée sur la Musique ne manque pas de drôlerie en même temps que de justesse dans les mouvements. Avec ses corps déliés ou au contraire désarticulés, qui s’emmêlent, se démêlent, forment à eux tous un ballet de bras qui se déploient progressivement ou esquissent ensemble le même mouvement, la chorégraphie offre un trait d’union entre cette musique d’un autre temps et le monde d’aujourd’hui en même temps qu’elle révèle la modernité de ces harmonies venues du passé.
Impeccablement réglés et agencés les uns dans les autres – les effets de foule venant combler les vides scéniques créés par les parties exclusivement musicales de la partition – les ingrédients de ce curieux mélange inventent un jeu d’enfants espiègles où faire comme si constitue une règle. Il n’en demeure pas moins, malgré l’agacement provoqué par le too much de certaines simplifications outrancières, que la mariée est belle et que les arts – chant, musique et danse – tirent leur épingle du jeu.
Les Fêtes d’Hébé
S Opéra-ballet en un prologue et trois entrées S Musique Jean-Philippe Rameau S Livret Antoine-César Gautier de Montdorge S Direction musicale, William Christie S Mise en scène Robert Carsen S Chorégraphie Nicolas Paul S Avec Emmanuelle de Negri (Hébé, Naïade), Lea Desandre (Sapho, Iphise, Églé), Ana Vieira Leite (L'Amour, Le Ruisseau, Une Bergère), Marc Mauillon (Momus, Mercure), Renato Dolcini (Hymas, Tyrtée), Cyril Auvity (Le Ruisseau, Lycurgue), Lisandro Abadie (Eurilas, Alcée), Antonin Rondepierre (Thélème), Matthieu Walendzik (Le Fleuve) S Danseurs Anli Adel Ahamadi, François Auger, Paul Gouven, Alexandre May, Antoine Salle, Guillaume Zimmermann S Danseuses Ambre Aurivel, Pauline Bonnat, Serena Bottet, Jeanne Cathala, Louise Demay, Lara Villegas S Figurantes et figurants Nastia Bagaeva, Lauren Beka, Victorien Bonnet, Thomas Brazete, Adrian Conquet, Olivia Forest, Alice James, Adrien Minder S Chœur et Orchestre Les Arts Florissants S Décors et costumes Gideon Davey S Lumières Robert Carsen, Peter Van Praet S Vidéo Renaud Rubiano S Assistant à la direction musicale et Chef de chœur Thibault Lenaerts S Assistant musical de William Christie Emmanuel Resche-Caserta S Assistants à la mise en scène Jean-François Martin, Hadrien Delanis S Assistante costumes Marion Bresson S Assistante à la chorégraphie Anna Konopska S Chef de chant continuo (clavecin) Florian Carré S Chef de chant Marouan Mankar-Bennis S Production Opéra-Comique S Édition des partitions Les Arts Florissants (Pascal Duc) S Durée 2h50, entracte compris S Spectacle en français surtitré en français et en anglais.
Du vendredi 13 au samedi 21 décembre 2024, les 13, 17 & 21 à 20h, le 15 à 15h, le 19 à 19h
Opéra-Comique – Place Boieldieu, 75002 Paris.
Rés. 01 70 23 01 31 billetterie@opera-comique.com
La captation sera diffusée par France Musique le 11 janvier 2025 à 20h dans l’émission « Samedi à l’Opéra » présentée par Judith Chaine. Elle sera ensuite disponible en streaming sur le site de France Musique et l’application Radio France.