26 Janvier 2023
Un spectacle attachant où la musique s’associe à la poésie pour exprimer la douloureuse odyssée de la migration et de l’exil dans un propos universel.
L'auteur du texte que reprend Thomas Bellorini, Erri De Luca, n’est pas tout à fait un écrivain comme les autres. Né dans une famille bourgeoise ruinée par la guerre, il passe son enfance dans le dénuement dans un quartier populaire de Naples, une ville qui nourrira l’ensemble de son œuvre. Son engagement politique, anarchiste, d’extrême-gauche puis communiste qui le porte à s’engager comme ouvrier pour participer aux luttes se double ensuite d’un engagement humanitaire en Tanzanie puis en Bosnie-Herzégovine et d’une sensibilité altermondialiste. Aborder, avec Solo andata (« Aller simple »), la question des migrants venus d’Afrique qui débarquent sur les côtes italiennes – pour rappel, plus de 100 000 pour la seule année 2022 – s'inscrit dans un parcours dédié à la fraternité humaine.
Un lyrisme tout en retenue
Solo andata raconte sur le mode poétique le long et douloureux chemin qui a mené des hommes, des femmes et des enfants venus d’Afrique noire vers les côtes italiennes dans les camps installés dans l’île de Lampedusa. Il évoque la difficile traversée du désert, les négociations avec les passeurs et l’embarquement sur des bateaux surpeuplés, mais aussi les conditions inhumaines de la traversée, la peur de l'équipage et la sauvagerie qu’elle engendre. On est saisi par la simplicité tragique qu’implique la survie – utiliser les morts pour couverture parce qu’en mer, les mouches n’existent pas, ou lécher la rosée pour tenter d’étancher sa soif. Cette narration sans pathos est traversée d’images. Les grains de sable du désert se superposent aux cristaux de sel qui se déposent sur les paupières noires des fétus de paille livrés à la mer et Lampedusa y devient une terre plantée au milieu de la mer, un enclos où l’on enferme du bétail, humain. Presque immobile, le comédien Roberto Jean évoque d’une voix neutre, comme s’il s’agissait d’un récit anodin, les conditions du voyage et le traitement fait aux migrants. « Aucune police, exprime-t-il, ne nous opprimera plus que nous ne l’avons été », et le texte rappelle que sur l’amoncellement de cadavres sur lesquels ont marché les migrants se trouvent des hommes, semblables à ceux qui les reçoivent.
La valeur universelle du parcours musical
La musique complète la parabole. Elle n’illustre pas, n’accompagne pas le texte. Elle lui apporte un autre éclairage. Cordes, vents et percussions sont d’ici et d’ailleurs. Le violon, l’alto et la contrebasse, pour une partie des morceaux joués, renvoient à la tradition de la musique classique, mais pas seulement. Ils s’associent tout aussi bien au vibraphone qui, frappé ou frotté, ponctue le récit, au large tambourin qui escorte les rythmes moyen-orientaux ou à l’accordéon qui accompagne la musique d’Europe centrale, que proposent les trois chanteuses présentes sur scène. Chacune, avec son timbre spécifique – voix de tête ou de gorge, phrasé tout en modulations, en variations ou en élévations, en mélopées ou en ruptures – évoque un univers. Elles chantent en arménien, en turc, en hongrois et la nostalgie remonte à la surface comme une écume qui vient frapper la quille des bateaux. Cette union de la musique traditionnelle et de la musique savante et cette polyphonie qui transcende l’espace donnent au spectacle une dimension universaliste, profondément humaine. Un champ ouvert dans un monde sans barrière où communiquer et échanger sont des évidences, une conjuration possible de l'enfer, l'image d'une rémission dans un monde malade…
Solo Andata Textes d’Erri De Luca publiés par Gallimard en 2012 sous le titre Aller simple
S Création Thomas Bellorini /Orchestre de chambre de Paris S Mise en scène Thomas Bellorini (artiste résident au 104 depuis 2014) S Dramaturgie Hugo Henner S Chant Gülay Hacer Toruk, Sevan Manoukian, Zsuzsanna Varkonyi S Violon Hélène Lequeux-Duchesne S Alto Mirana Tutuianu S Contrebasse Caroline Peach S Vibraphone Stanislas Grimbert S Comédien Roberto Jean S Arrangements Laurian Daire S Son Vincent Joinville S Lumières Romain Portolan S Durée 1h10
Mardi 24 et mercredi 25 janvier, 20h30
Au Centquatre-Paris – 5, rue Curial, 75019 Paris, dans le cadre du Festival Les Singulier.es
01 53 35 50 00 www.104.fr