26 Janvier 2023
Et si l’histoire d’Orphée et d’Eurydice ne s’était pas passée comme on la raconte ? Si Eurydice avait décidé de ne pas quitter les Enfers ? C’est le postulat qu’explore, avec la passion et l’emportement qu’on lui connaît, Elfriede Jelinek.
Derrière un voile se tient le tombeau d’Eurydice. Le voile se fait écran sur lequel défilent des épisodes de sa vie avec Orphée, l’évocation de leur amour romantique, lui en rockeur assailli de fans, elle en compagne, assujettie à son homme, qui délaisse l’écriture et se laisse porter, réduite à ses fringales de shopping. La vidéo est une trace de ce qui parvient du monde des vivants. Eurydice est morte, dit la mythologie, le jour de ses noces, mordue par un serpent en tentant de fuir Aristée, un fils d’Apollon qui la poursuivait de ses assiduités. En guise de représailles, ses compagnes, les nymphes, firent périr toutes les abeilles. Du royaume des morts, du bord de son tombeau, c’est son ombre qui se dresse, morte sans l’être tout à fait. Orphée a décidé de la retrouver. Elle est la source d’inspiration dans laquelle il puise son succès.
La révision du mythe
La mythologie rapporte qu’Orphée parvient, par son chant, à endormir Cerbère, le gardien des Enfers et à attendrir les dieux pour qu’ils lui rendent Eurydice. Ceux-ci y consentent à la condition qu’il ne se retourne pas et ne lui parle pas avant qu’ils soient revenus chez les vivants. Mais Orphée déroge à l’injonction et Eurydice est renvoyée dans les Enfers. Elfriede Jelinek s’attaque à ce mythe qui fait d’Orphée le personnage agissant et d’Eurydice la passive, qui subit. Et si, dit-elle, c’était au fond Eurydice qui ne voulait pas revenir avec Orphée ? Si elle avait fait en sorte de lui échapper en demeurant dans les Enfers ? Cette voie, elle l’explore à travers un texte onirique dont la violence traduit l’ampleur du déchirement d’une femme amoureuse qui décide de se défaire des chaînes que cet amour lui fait porter.
Trois espaces pour un passage entre les mondes
Au centre, au fond de la scène, entouré de fleurs qui sont aussi bien celles qui accompagnent la dépouille d’Eurydice que les offrandes au chanteur et musicien des fans d’Orphée, Eurydice est allongée dans un décor de belle au bois dormant ou d’Ophélie belle et pure que la nature environne et baigne. À l’avant-scène, devant l’écran qui présente l’écho de leur passé, se trouve le monde intermédiaire, celui des hésitations, de l’entre-deux, du passage vers le monde des Ombres. Celui où l’air du monde extérieur passe encore, où Orphée même fait une apparition. Y voisinent jarre antique et ordinateur, portant à vêtements et bureau, cafetière et imprimante. C’est l’espace d’Eurydice, celui où elle écrit, où elle tente d’exister pour elle-même, de se créer une réalité face au mythe. Demi-vivante en mal d’exister, demi-morte dont quelques fils tiennent encore à la vie. De part et d’autre du tombeau, comme embrumé, se tient l’univers d’Orphée, ses instruments de musique – batterie, piano –, une petite table de loge où trônent médicaments et alcool, compagnons obligés, et les bougies et les fleurs qui attestent de sa tristesse. Un univers animé par les cris assourdis des fans en délire, théâtralisé comme la mise en scène par Orphée de son deuil.
Une mise en accusation violente, teintée de désespoir
Eurydice accuse celui qui a fait d’elle une ombre dans le monde des vivants, une accompagnatrice obligée de son succès réduite à un esclavage qui ne dit pas son nom. Elle pointe le narcissisme d’Orphée, stigmatise l’amour qu’il lui porte parce qu’elle lui est nécessaire, parce qu’elle est l’aliment de son inspiration. Si sans elle il n’est rien, ce n’est pas parce qu’il l’aime mais parce qu’elle est le miroir dans lequel il se regarde, la source à laquelle il vient s’abreuver pour créer. Elle dénonce le voile qu’il met à la vérité. Elle n’est pour lui qu’un simulacre de femme, un aiguillon sans autre réalité que sa fonction. Elle vitupère, se tord, dit ses contradictions, son écartèlement entre l’amour qu’elle continue de lui porter et le refus de n’être qu’un objet.
Une étrange absence
Orphée, dans la mise en scène, apparaît comme un passant, comme un absent. En tant que star du rock, il est le fruit d’une société dysfonctionnelle qui élève des autels à ses nouvelles divinités. Il n’est que le reflet que dessinent les fans qui l’encensent, le produit de leurs projections et de leurs fantasmes. Il est vacuité. Personne n’habite dans l’enveloppe d’Orphée dont le nom, étymologiquement, signifie « obscur ». Et s’il pénètre dans le monde des morts, c’est sa musique, et le musicien aux commandes de ses instruments, non l’homme, qui viennent y chercher la lumière de l’inspiration que représente Eurydice. C’est la création, à travers l’image d’Eurydice, et la perte que sa mort exprime que cet Orphée ombreux tente de se réapproprier.
Le choix d’Eurydice
Ainsi Eurydice convainc-t-elle Orphée qu’exploiter la douleur de sa perte à travers la musique vaut plus pour lui que la perte elle-même. Parce qu’elle a décidé de rester, de devenir ombre parmi les ombres, d’échanger l’ombre qu’elle était dans la réalité avec la possibilité de devenir la réalité d’une ombre. Qu’elle troque l’obligation avec le libre choix. Eurydice portait initialement, dans la mythologie, le nom d’Agriopé, de « vie sauvage ». C’est paradoxalement dans sa mort qu’elle retrouvera sa vie, qu’elle rassemblera les morceaux épars d’elle-même, qu’elle se reconstituera. Revendiquer sa propre perte pour éviter qu’on vous l’inflige, telle sera sa décision et son moyen d’exister. Une étrange manifestation de la liberté féminine au regard de notre époque, qui s’exprime à travers un texte qui aurait gagné à être resserré car à force de développer une pensée en spirale, la parole d’Elfriede Jelinek donne l’impression de tourner en rond en se nourrissant d’elle-même. Elle dit cependant, avec un lyrisme touchant parfois proche du crachat, au travers de la présence tourmentée de Virgile L. Leclerc qui incarne Eurydice, la profondeur de sa désespérance.
Ombre (Eurydice parle) de Elfriede Jelinek
S Mise en scène Marie Fortuit S Avec Romain Dutheil et Virgile L. Leclerc S Dramaturgie Floriane Comméléran S Scénographie Louise Sari S Création sonore Elisa Monteil S Composition et écriture des chansons Mathilde Forget S Création vidéo Esmeralda Da Costa S Création lumière Thomas Cottereau S Création costumes Coline Dubois-Gryspeert S Stagiaire mise en scène Rachel de Dardel S Administration Célia Cadran S Diffusion En votre compagnie S Production Les Louves à Minuit S Coproduction CDN de Besançon, CDN dʼOrléans, Le Phénix, scène nationale de Valenciennes Soutiens Lilas en Scène et Théâtre Massenet S Résidences CDN de Besançon (mars 2021), Lilas En Scène, Les Lilas (nov. 2021), CDN dʼOrléans et Théâtre Massenet, Lille (juin 2022), CDN de Besançon (oct. 2022), Plateaux Sauvages, Paris (nov. 2022), MJC de Saint Saulve (déc. 2022) S Répétitions aux Plateaux Sauvages, Paris (janv. 2023)
TOURNÉE 2023
Du 18 au 28 janvier premières aux Plateaux Sauvages, Paris – 5, rue des Plâtrières 75020 Paris www.lesplateauxsauvages.fr
28 février et 1er mars MJC de Saint Saulve (dans le cadre du Cabaret de Curiosités du Phénix de Valenciennes)
5 et 6 avril Centre Dramatique de Besançon
16 et 17 mai Centre Dramatique dʼOrléans