21 Mai 2025
À Metz, chaque année, au printemps, parviennent les rumeurs du monde, portés par des artistes venus de partout. Rassemblés par Benoit Bradel, spectacles, rencontres, ateliers, installations, films s’inscrivent, pour certains, dans la saison croisée France-Brésil. Mais bien d’autres voix s’y font entendre.
Un festival en constante mutation
Créé à Nancy en 1996, par Charles Tordjman, alors directeur de la Manufacture, Centre dramatique national, Passages s’inscrivait dans le sillage du Festival mondial du théâtre, initié par Jack Lang et résolument tourné vers l’international. À l’écoute de la création en Europe de l’Est, le festival devient biennal en 2004. En 2011, il migre à Metz et élargit son horizon au-delà de l’Europe puis, en 2016, son directeur, Hocine Chabira, met le cap au Sud, sur le Moyen-Orient et l’Afrique. Quand Benoît Bradel en prend les rênes, il y a cinq ans, il lui donne une orientation « transdisciplinaire, transcontinentale et transeuropéenne ». Rebaptisé Passages Transfestival, il a retrouvé un rythme annuel pour gagner en lisibilité et maintenir des activités au-delà des deux semaines de mai.
Toute l’année, il y a des ateliers avec écoles, établissements pénitentiaires, auprès des personnes handicapées... On y suit aussi un certain nombre d’artistes en leur proposant des résidences chez des partenaires, en Lorraine ou ailleurs, en les mettant en contact avec un réseau de théâtres et de festivals. Metz la transfrontalière est, contrairement aux préjugés, une cité ouverte, affirme Benoît Bradel : « Elle a été deux fois allemande, est voisine de l’Allemagne, de la Suisse et du Luxembourg, proche de la Belgique, et accueille un bon nombre de diasporas. »
L’équipe compte maintenant sept permanents durant l’année et passe à cinquante personnes pendant le festival, appuyées par une trentaine de bénévoles. Le soutien de la Ville, de la Région et une convention triennale avec le ministère de la Culture pour les créations et les résidences assurent une certaine stabilité. « Cette année il a fallu réduire un peu la voilure, note Benoît Bradel, avec des formes plus légères, en attendant de pouvoir fêter les trente ans du festival et ses quinze ans à Metz. Ce sera une édition tournée vers la Méditerranée Rive Sud »
Des artistes qui bousculent
Le logo du festival, avec son sous-titre : « International Performing Arts », annonce le virage amorcé par Benoît Bradel. Venu du théâtre du Soleil et du Campagnol, il a pris goût au multiculturel auprès de Peter Brook, au temps de Mahabharata. Après plusieurs mises en scène, il a, pour organiser un petit festival en Bretagne, beaucoup voyagé, notamment en Afrique et, dernièrement, au Brésil. À Metz, il souhaite partager son « goût de l’aventure » avec le public lorrain en présentant des formes singulières, des artistes du monde entier qui cherchent, expérimentent et bousculent, comme Hatice Ozer, Giselle Vienne, Lia Rodriguez ... En invitant aussi des gens reconnus, comme l’accordéoniste Richard Galliano, cette année. En mêlant une émergence bouillonnante et des personnalités populaires. »
Cap vers le Brésil : Liberte 0 Futuro
Cette édition s’inscrit dans la saison croisée France-Brésil de l’Institut français et dans un échange avec la Casa do Povo (Maison du peuple) à São Paulo, qui accueillera, en retour des artistes français en novembre prochain. D’où le titre portugais donné par Benoît Bradel à cette édition « pour conjurer la noirceur du monde », Libérons l’avenir , emprunté à un livre d’Eliane Brum. Installée en Amazonie, la journaliste brésilienne considère que « lutter pour la forêt, c’est lutter contre le patriarcat, les féminicides, le racisme... Et contre l’idée que l’être humain est au centre de tout. »
Dans ce cadre, deux plasticiennes brésiliennes qui travaillent avec les populations autochtones amazoniennes et interrogent l’histoire du colonialisme exposent à la galerie Octave Cobwell. On a pu aussi goûter à la cuisine du Sud et apprendre les saveurs des plats d’Amazonie, les recettes ancestrales des peuples autochtones et les légendes amérindiennes autour du manioc, « mère de la forêt et pain de la terre ». Un savoir que nous transmet Oriana : elle tient avec Patricia un restaurant à Bélem, en bordure de la jungle.
Décoloniser les corps
Femme-arbre, femme-oiseau ou féline, la performeuse brésilienne Uýra Sodoma fait corps avec la forêt. Pareille au quilombolas qui ont fui l’esclavage pour rejoindre les peuples de la jungle, elle incarne l’esprit des bois. Dans son documentaire Uýra : The Rising Forest, on lui voit pousser des ramures, elle se love dans les taillis, corps et visage parés de plumes, de peintures ou d’écorces.
Pour sa performance Ponto final, Ponto seguido (Point final, Point suivant) sur l’Esplanade, face au QG du festival, a été déversé, au pied de la statue d’un Maréchal Ney conquérant, un tombereau de terre noire, celle de son pays. Elle fouit et s’enfonce dans cet amas fertile, convoquant le fleuve, la forêt, la faune qui dorment sous l’asphalte... Sa voix emplit la place : « De la colonie à l’État, la monoculture de l’imaginaire droit tue les courbes du monde/ Mais une courbe est une courbe elle dévie/ Les méandres de notre grand-mère l’Amazonie, les racines et les veines de tout ce qui est végétal/ Les mouvements de notre corps les saisons changeantes de notre vie/ [...] C’est courbe, ça serpente et se croise/ La courbe permet la découverte... » L’artiste indigène transgenre voit en l’hétérosexualité « une rigidité normative » en contradiction avec la courbure du vivant.
Gê Viana, activiste de l’art visuel, construit une autre histoire de son pays dans une série de photomontages : Atualizaçoes Traumàticas de Debret. Elle y détourne les chromos du peintre Jean-Baptiste Debret, des représentations du Brésil colonial publiées dans Voyage pittoresque et historique du Brésil. Elle mêle à ces illustrations des images d’archives et de sa famille d’ascendance afro-indigène. Dans ces tableaux colorés, souvent humoristiques, s’entrechoquent l’univers guindé du XlXe siècle et celui, plus froid, des nouvelles technologies. Ses œuvres colorées, collées dans l’espace public, interpellent joyeusement les passants : elles montrent les personnages représentés en esclaves par l’artiste français dans un environnement qu’ils se sont réapproprié. Par exemple, dans le tableau Cultivo de cogumelos (culture de champignons), des Noirs s’affairent librement autour de gigantesques champignons, symboles, au Brésil, de la résilience en milieu hostile, alors que l’image d’origine figurait des hommes peinant dans un moulin de canne à sucre.
À l’écoute d’artistes palestiniens
L’une vient de Jérusalem, l’autre de Gaza, l’une est acrobate, formée à l’école de cirque de Chalons en Champagne, l’autre est un jeune poète fuyant la guerre, en résidence à Metz par le biais du programme Sawa Sawa mis en place par l’Institut français à Jérusalem en faveur des artistes palestiniens. Chacun nous raconte son pays aujourd’hui dans la tourmente, sans pathos ni complaisance
Cosmos de et par Ashtar Muallem, un solo chorégraphié par Clément Dazin
« Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, les deux mondes ne sont qu’un », dit la jeune acrobate, au pied d’un tissu aérien blanc suspendu au-dessus de plateau vide. Entre deux contorsions, elle nous conte son enfance à Ramallah, puis à Jérusalem, cité des trois religions, remplie de saveurs et d’odeurs. On la suit le long de son agrès, quand, agile, elle joue avec la gravité, cherchant ses points d’appui, comme elle cherche ses repères entre Marseille où elle vit et Jérusalem, cette « ville gruyère », où elle retourne régulièrement travailler. La tragédie palestinienne traverse ses mots et habite son corps, nous touchant d’autant plus qu’elle l’évoque avec grâce, humour et pudeur. Un très beau moment de partage avec le public, une émouvante rencontre où l’art s’avère plus que nécessaire pour communiquer l’indicible. « Ceux qui ne pleurent jamais sont pleins de larmes », conclut-elle, malicieuse.
Mohammed Al Qudwa, écrits de guerre
« Nous avons une nouvelle langue, celle de la guerre », dit le jeune homme, qui a quitté Gaza City sous les bombes. Suivant le corridor humanitaire ouvert du Nord au Sud de l’enclave, puis exfiltré en Égypte avec ses frères et sœurs à prix d’or, et après un aller-retour entre Chypre et le Caire, il a recueilli tout au long de son périple les témoignages de ceux qui vivent comme lui un exil involontaire. Il s’est beaucoup attaché à entendre des enfants, en regard de ses propres peurs lors des « cinq guerres » de Gaza. Avec eux, lors d’ateliers à Gaza, puis au Caire, il abordait la question de la guerre par le biais du temps, des objets et des lieux perdus. Le karaté et la poésie sont pour lui la manière de garder une distance et de supporter l’intolérable. C’est à partir de ces deux arts qu’il construit un futur « monodrame », qu’il espère jouer bientôt. En attendant, on pourra entendre ses poèmes à Metz et espérer qu’ils seront publiés. Son premier texte l’a été à Gaza, il avait quatorze ans.
Ruban noir est l’un de ses récents écrits : « Au bord des routes, j’ai noué un ruban noir/ pour crier mon deuil./ J’y ai suspendu une invocation du voyageur,/ où sommeillent mes souvenirs./ Sur ma poitrine, une amulette,/ abri de mille nids,/ mais un oiseau,/ y est mort bombardé. »
#Mulunesh, la danse des origines
En quête de récits abordant l’histoire coloniale et son héritage, la chorégraphe Betty Tchomanga a mis en scène une série de solos, pensés pour des espaces non théâtraux, au plus près du public. Parmi eux, #Mulunesh, dansé et conté par Adélaïde Desseauve. En tenue de boxeuse, corps musculeux et vibrant, l’interprète nous fait face, interrogative.
Bientôt animée de micro mouvements, sur une musique percussive, elle entre dans une sorte de transe ondulatoire. Elle semble s’imprégner des mouvements de l’Eskista, une danse populaire de son pays d’origine, l’Éthiopie, et, de plus en plus fébrile, visage dissimulé par un masque, la voilà devenue animale.
« Je suis Mulunesh. Je suis Adélaïde Desseauve. Je suis née dans le berceau de l’humanité. » « Je suis Lucy », scande-t-elle. Parents adoptifs blancs, mère noire, entre ces deux identités, la jeune femme renoue par la danse avec ses origines perdues, après son avoir été accueillie par un couple français.
Parlant et dansant, avec une grande intensité, elle remonte vers son passé d’écolière sage, et au-delà, vers l’Afrique. C’est là qu’elle puise la force de son solo, et, portée par l’énergie du krump, elle regagne une identité en tension entre ses deux cultures.
De nombreux artistes sont encore à découvrir dans ce Transfestival. En marge des spectacles, de nombreux événements sont proposés et des ateliers gratuits de chant, danse, musique attendent les spectateurs au Quartier Général, sur l’Esplanade.
Passages Transfestival
Du 15 au 25 mai 2025
L’Esplanade, Metz T. 07 49 79 04 58
Galerie Octave Cobwell du 14 au 31 mai 4 rue de Change Metz
Cosmos
S Co-écriture et jeu Ashtar Muallem Co-écriture et mise en scène Clément Dazin S Création sonore Grégory Adoir S Création lumière et régie Tony Guérin S Régie son Mathieu Ferrasson S Administration, production, diffusion La Magnanerie – Anne Herrmann, Victor Leclère, Hortense Huyghues- Despointes, Debora Laufer, Margot Moroux S Production La Main de l’Homme S Coproduction KLAP Maison pour la danse, Marseille
TOURNÉE
24 mai 2025 Rise Festival – Écosse
30 juillet 2025Propellen Teater, Trondheim, Norvège
24 mars 2026 Le Prato – Lille
Lecture de Mohammed Al Qudwa
le 25 mai à 15h30 au QG St-Pierre-aux-Nonnains
Histoire(s) décoloniale(s) #Mulunesh
S Conception Betty Tchomanga S Collaboration artistique et interprétation Adelaïde Desseauve alias Mulunesh S Création sonore Stéphane Monteiro S Régie son Clément Crubilé et Yann Penaud (en alternance) S Costumes Marino Marchand en collaboration avec Betty Tchomanga S Masque Mariette Niquet-Rioux S Scénographie et accessoires Betty Tchomanga en collaboration avec Vincent Blouch S Production GANG S Coproduction Le Quartz, scène nationale de Brest, Le Gymnase CDCN de Roubaix, Danse à tous les étages scène de territoire pour la danse, Le Triangle cité de la danse de Rennes, Les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, La Maison danse CDCN Uzès Gard Occitanie, Théâtre de la Bastille - Paris