21 Mai 2025
Spectacle manifeste, écrit spécialement pour les jeunes interprètes de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique, la Grande affabulation leur offre un moyen de se confronter aux réalités de la scène. Convoquant musiques, chansons et danses de la Renaissance et du baroque, cette fantaisie mêlée de fantasmagorie constitue un lieu de découverte pour le public comme pour ces artistes en herbe.
Ce jour-là, devant un public scolaire, c’était chaud, chaud, chaud, l’ambiance. Pas de bataille d’Hernani en perspective, avec des partisans installés dans le noir cinq heures avant la représentation, mais ils étaient arrivés tôt, les uns pour découvrir un spectacle lyrique, les autres pour supporter les copains. L’excitation – le mot est faible – régnait dans la salle. Mais l’enjeu était autre pour ces jeunes chanteurs, danseurs et acteurs qui faisaient l’expérience du plateau, en « vrai », avec costumes, décors et éclairages en présence d’un public.
Une fable créée sur mesure
Chaque année, dans la programmation de l’Opéra-Comique, les jeunes de la Maîtrise populaire participent à une production qui leur est dédiée, leur offrant l’opportunité d’explorer l’un des territoires du lyrique et d’y convier le public. C’est ainsi qu’initié en 2016 avec Joël Pommerat et l’Inondation, après Offenbach et une pièce contemporaine d’Isabelle Aboulker dont le livret d’Adrien Borne était tiré de ses échanges avec les jeunes, un principe analogue régit le propos de Benjamin Lazar et Geoffroy Jourdain pour la Grande affabulation.
C’est sans socle textuel préétabli que se construit le spectacle, mais avec l’idée de construire une trame à la croisée de la musique baroque, dont les thèmes, liés à la relation à la nature et au mouvement, résonnent avec notre époque, et d’une fable qui mette en scène l’aujourd’hui et maintenant des jeunes interprètes. Des échos qui se répondent et s’influencent mutuellement, enrichis par les entretiens avec les jeunes, ensuite retravaillés au plateau de façon à incorporer certains apports des interprètes, naissent le texte et son intrigue.
« Ce que nous souhaitons transmettre, affirme Benjamin Lazar, au-delà de techniques et de pratiques scéniques et musicales, c’est la capacité du théâtre à être un lieu de création collective où chacun est considéré dans son mode d’expression et dans sa sensibilité. Partager le visible mais aussi l’invisible, car ces domaines partagés, ce sont aussi les parts secrètes de chacun qui contribuent à ce rêve scénique commun. Le miroir que tend le théâtre au monde reflète autant la surface que les profondeurs. »
Une intrigue à tiroirs
Pour ces apprentis du spectacle vivant, le thème du jeu s’impose comme un moyen d’apprivoiser le contact avec la scène. En prenant un personnage issu de leur réalité, Benjamin Lazar leur offre un miroir dans lequel ils peuvent se reconnaître et un reflet dont ils se sentent proches, même si l’intrigue se rapproche de la fantasmagorie.
Pour ce texte qui transpose les peurs, les désirs et les rêves des jeunes en utilisant leurs mots, leur approche, le fil conducteur sera le personnage d’une jeune Maîtrisienne, à la recherche de son journal intime disparu. Elle est à la veille du spectacle qui clôture l’année. Trac, cauchemars et doutes émaillent son journal.
Mais bientôt l’onirisme vient se mêler à la réalité. Un mystérieux personnage, mi-oiseau mi-femme, l’entraîne dans l’univers du fantastique et des contes, peuplé de chevaliers, de sorciers, de monstres et de bêtes sauvages. Dans cette fantasmagorie composée de saynètes qui s’emboîtent les unes dans les autres, une cohorte de sorciers débattra du visible et de l’invisible tandis qu’on mesurera les limites d’une fête sans fin. Les philtres sont de désamour et la Belle au bois dormant se fait chevalier somnolent tandis qu’on apprivoise la nature au travers de la réconciliation d’une pieuvre avec les humains.
Une résonance contemporaine aux préoccupations du groupe
Sous ces fictions transparentes, surgies au fil des improvisations, apparaissent les préoccupations du groupe de jeunes mis en scène et leurs imaginaires. Sans être un reflet direct, elles traduisent et expriment un certain nombre de thèmes qui leurs sont chers : l'écart entre la réalité et son image proposée par les contes de fées, leur perception de l’héroïsme, du rêve, leur réaction face à la sortie de l’enfance, au passage à l’âge adulte, aux choix de vie, l’inquiétude quant à l’état de la planète, leur probable angoisse devant l’échéance de la représentation, les amours incertaines… Regard décalé, le spectacle établit ainsi, sous l’angle du jeu, une dialectique entre proximité et distance.
Le choix musical du baroque et de la Renaissance
Geoffroy Jourdain, le directeur musical, et Benjamin Lazar avaient envie de confronter ces jeunes à une musique peu connue, voire inconnue, pour la majorité d’entre eux. Les fêtes baroques, dans leur magnificence bariolée et inventive, avec leur appétence pour les mascarades et les thèmes mythologiques, se prêtaient admirablement au plaisir du jeu que les concepteurs souhaitaient développer.
Cette plongée dans un autre temps, très éloigné de celui des jeunes interprètes, alliait pour eux, au plaisir de la découverte, la déconnexion nécessaire de leur réalité quotidienne. Une invitation au voyage au travers d’« œuvres narratives, qui fonctionnent comme des peintures chantées » plus qu’un répertoire opératique, où morceaux polyphoniques et madrigaux de la fin de la Renaissance forment le cœur du répertoire choisi, et au milieu desquels quelques incursions du XIVe siècle plongent dans le passé tandis que d’autres, prises dans le XXe siècle, font ressurgir le monde contemporain. Ainsi un texte extrait du Codex de Chantilly (vers 1390) donnera-t-il la réplique à In the Blink Midwinter de Benjamin Britten, qui accompagne la neige qui tombe, et aux boucles minimalistes superposées d’Olson III de Terry Riley qui rappellent les vagues de la mer ou le fourmillement des insectes sous la terre. On se divertira de la prononciation de l’époque de Mignonne allons voir si la rose de Ronsard, très bourguignonne, sur une musique de Guillaume Costeley, tout en plongeant dans la musique baroque de Purcell ou Monteverdi.
Une adaptation musicale nécessaire
Les airs et chansons de Clément Janequin, Guillaume Costeley ou Claude Le Jeune, s’ils ne mentionnent pas d’effectifs fixes, ne sont pas pour autant écrits pour être chantés par un large groupe – la Maîtrise populaire compte cent vingt membres, entre huit et vingt ans. De plus, la mention de l’orchestration des morceaux n’intervient que plus tardivement. Il revient donc à Geoffroy Jourdain d’adapter les partitions pour le groupe de la Maîtrise, en attribuant parfois à des instruments de l’orchestre Les Cris de Paris certaines voix de la polyphonie. Quelques instruments, anachroniques dans le contexte musical, notamment des percussions, apporteront un complément instrumental lié au contenu du spectacle.
En danse, des emprunts à Pierre Beauchamp et Raoul Feuillet
Pour compléter ce voyage dans le passé, il revenait à Pierre Beauchamp, maître de ballet à la cour de Louis XIV, et à son disciple, Raoul Feuillet, d’apporter une note dansée à l’ensemble. Chorégraphe dans le Ballet de la galanterie, créé par Lully en 1656, il devient bientôt un habitué des spectacles de cour, de Lully, de Marc-Antoine Charpentier mais aussi de Molière avec les Fâcheux puis le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire. Maître de ballet de l’Académie royale de Musique, il a laissé son empreinte dans l’histoire de la danse en effectuant un travail de réflexion et de théorisation qui fonde les bases du classicisme chorégraphique. Mais surtout, il invente un système d’écriture de la danse, que Raoul Feuillet fait publier sous le titre Chorégraphie ou l’art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs qui permet aujourd’hui de reconstituer les figures du ballet de cour. La chorégraphe Gudrun Skamletz s’y reportera pour reconstituer une scène de bal baroque, où Benjamin Lazar introduira une distorsion : les danseurs s’y contempleront en même temps dans un miroir.
Professionnels en gestation
Entre orchestre, chant, danse et théâtre, on cheminera agréablement dans un curieux objet, fantaisiste et plein d’allant, où le passé, omniprésent, dialogue avec le contemporain, où la fiction côtoie le vécu. Commencé sur un plateau nu, le spectacle inclura progressivement tous les effets théâtraux nécessités par la fantasmagorie. La forêt, manipulée par les interprètes, semblera dotée d’une vie propre tandis que les éclairages dessineront leurs faisceaux lumineux, découpant l’espace. Quant aux costumes, nombreux, ils seront récupérés dans les réserves de l’Opéra-Comique.
Dans la très grande complexité d’agencement de tous ces éléments, on est loin du simple spectacle de fin d’année. Dans l’entrelacement des passacailles comme dans l’enchaînement des intrigues se dessine la cohésion d’un groupe qui montre déjà un vrai savoir-faire. À la beauté de la musique, et à son impertinence mutine parfois, s’ajoute celle du chant car ces jeunes chanteurs, pris dans une partition chorale aussi riche que variée, montrent de vraies qualités collectives.
On se replonge avec délices dans la polyphonie et l’art du contrepoint chez Costeley ou Roland de Lassus, on s’enchante de l’élégance des madrigaux pour parler d’amour, de nature ou de philosophie chez Clément Janequin ou d’autres, on y repère les prémices de l’opéra, on respire la gravité des passacailles de Monteverdi, de Barbara Strozzi (1619-1677) ou de Michel Lambert (1610-1696), et on fait même un détour par Mozart en passant. Autant dire que le plaisir musical est au rendez-vous.
Pour rester dans le ton de l'époque, ne reste qu’à citer quelques vers de Corneille : « Je suis jeune il est vrai ; mais aux âmes bien nées/ La valeur n’attend point le nombre des années » (Le Cid). La Grande affabulation, dans sa générosité pas complètement d’aplomb mais pleine de vie, pourrait paraphraser une publicité célèbre : « Elle a tout d’une grande »…
La Grande affabulation
S Conception artistique Geoffroy Jourdain et Benjamin Lazar S Direction musicale Geoffroy Jourdain S Mise en scène Benjamin Lazar S Chorégraphie Gudrun Skamletz S Collaboration artistique Elizabeth Calleo S Décors et costumes Adeline Caron S Lumières Christophe Naillet S Assistante à la direction musicale Guillemette Daboval (artiste de l’Académie de l’Opéra-Comique) S Stagiaire à la mise en scène Michel Abdallah S Assistante aux costumes Adelaïde Gosselin S Directrice des études musicales Katia Weimann S Cheffe de chœur Clara Brenier S Études de rôles Dorothée Voisine (artiste de l’Académie de l’Opéra-Comique) S Chœur Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique S Orchestre Les Cris de Paris S Les costumes ont été créés en partie à l’aide du stock de l’Opéra-Comique S Décors ont été réalisés par l'atelier Ballast - Gaël Richard S Durée estimée 1h35 sans entracte
Vu à l’Opéra-Comique
Du 10 au 16 mai 2025