12 Mars 2025
Jacques Vincey entame avec le Chant V de l’Odyssée son évocation du voyage de retour contrarié d’Ulysse auprès des siens sous la forme d’un conte narré dans une cabane à histoires aussi étrangement habitée que séduisante.
L’Odyssée forme, avec sa temporalité bousculée, un bien étrange récit. Car les événements qui y sont narrés ne se présentent pas dans l’ordre qu’on pourrait attendre d’une histoire – commencement, déroulement, fin. Dans le récit d’Homère, on rentre au Chant I par le milieu, au moment où les dieux de l’Olympe, Poséidon étant providentiellement parti festoyer ailleurs, en profitent pour décider de lever la punition d’Ulysse et de lui permettre de regagner ses foyers à Ithaque. Au même moment, Télémaque décide de partir à la recherche de son père ou de nouvelles de ce qu’il est devenu.
Apparemment, de la décision des dieux à la mise en œuvre du « pardon », il s’écoule un certain temps puisque c’est seulement au Chant V qu’Hermès arrive dans l’île où Calypso a fait d’Ulysse son prisonnier-amant, pour imposer à la nymphe de laisser partir l’homme qu’elle aime. Le texte évoquera alors les vingt jours de souffrances imposés au héros dans une mer en furie avant d’aborder aux côtes des Phéaciens où, barbu, hirsute et dans le plus simple appareil, il est tout aussi providentiellement « trouvé », par la fille du roi, Nausicaa – Athéna est décidément sa bonne étoile –, puis invité à raconter son histoire, et donc à combler les blancs entre la guerre de Troie et le présent. Homère suivra ensuite un fil chronologique pour évoquer le retour d’Ulysse déguisé à Ithaque et sa vengeance.
Ce déroulé en flash-back, qui relève des allers-retours de la mémoire dans l’art des conteurs, tiendra dans le spectacle la même structure d’incise-commentaire destinée à éclairer le présent. L’évocation sommaire des tribulations d’Ulysse et de ses compagnons éclaireront le fait qu’il arrive seul chez Calypso, tout comme le récit se poursuivra, en courtes allusions qui recollent les morceaux, jusqu’à l’accueil d’Ulysse chez les Phéaciens et à sa réaction face à l’évocation de la guerre de Troie.
Une « cabane » à histoires
C’est dans une pièce plongée dans l’obscurité que les spectateurs sont invités à prendre place – ou à se déplacer au cours du spectacle s’ils le souhaitent. Un lieu où bancs et chaises appartiennent au domaine du provisoire, avec au centre une architecture de maison sans murs faite de tasseaux assemblés qui dessineront, au fil du spectacle, dans les ombres portées créées par l’éclairage, un fantastique labyrinthe de voies et de croisements, à l’image du récit qui nous sera délivré, coloré par des panneaux translucides qui tournent lentement autour de la maison, comme une évocation du cycle du temps qui poursuit inlassablement son cours. Ses concepteurs, Yves Godin pour la lumière et la vidéo, et Alexandre Meyer pour la musique et les sons, créent ainsi un univers déconnecté du réel dans lequel les spectateurs, assis à l’intérieur de cette transparente maison ou disposés tout autour, sont immergés. Ils font partie intégrante du spectacle, comme le public qui écoute une histoire est inséparable du conteur qui la lui destine.
Une histoire multimédia
Tout autour de la salle, des haut-parleurs ont été disposés et l’on peut entendre Zeus tonner sur son Olympe et ses dieux discutailler du sort réservé à Ulysse. Mais des voix « réelles » se mélangent bientôt à elles. Il y a d’abord celle de l’aède, le récitant ou le poète – aussi musicien dans les temps antiques – qu’on retrouve sous d’autres appellations dans toutes les traditions orales. Il s’empare peu à peu des lieux, circule entre les spectateurs, donne la réplique à ceux d’en haut, dont on n’entend que la voix, tandis que le son et la lumière jouent leur partition. Le souci de « réalisme » est ici évacué, même si, dans un triangle lumineux, on peut voir des nuages qui s’amassent ou le brouillard de gouttelettes d’eau qui rendent Ulysse, réduit à l’état de fétu ballotté par les flots, aveugle et perdu. Les sons artificiellement créés qui environnent l’espace et le traversent sont autant de notations oniriques. Plus que de l’illustration, ils suscitent de l’imaginaire. Et la présence du guitariste dans la cabane, qui salue, à la fin, la découverte d’Ulysse par Nausicaa fonctionne comme un commentaire du récit et le retour à une certaine forme de réalité, non exempte d’humour.
Le « rapporteur » du récit
Le jeu des histoires ne serait pas complet sans la présence en scène d’un second personnage « réel », le traducteur, qui met son grain de sel dans cette histoire. Car ce que nous en savons de l’Odyssée est de deuxième main, c’est une réécriture du texte d’Homère, le fait d’un traduttore-traditore (traducteur-traître), un jeu de mots significatif pour dire l’impossibilité de rendre la réalité de l’original par sa traduction. Dans l’intervalle s’inscrivent tous les possibles et la traduction d’Emmanuel Lascoux est, à sa manière, un récit sur le récit.
Présent sur scène, il va le dire. En récitant des extraits du poème en grec, dans une prononciation qui n’est ni celle, francisée, de nos humanités, ni celle du grec moderne, d’origine byzantine affirme le traducteur : une réinvention qu’il propose, en musicien qu’il est aussi, en s’appuyant sur la versification d’origine de l’Odyssée, l’hexamètre dactylique, une composition du vers en six mesures ou mètres, chacun d’entre eux étant rythmiquement composé d’une syllabe longue suivie de deux brèves. Mais il sera aussi question de battre en brèche le lyrisme de certaines traductions en rapprochant celle-ci du concret, de la narration, de l’art des conteurs.
Un dialogue savoureux
Jacques Bonaffé, en aède talentueux et plein de verve, fait résonner la voix homérique en s’emparant de la totalité de l’espace, circulant entre les spectateurs et lisant le texte avec une vivacité et un naturel qui le rapprochent de nous. Instaurant un relais entre langue grecque et traduction, Jacques Bonaffé et Emmanuel Lascoux se répondent, faisant résonner la rythmique des deux langues et leur spécificité en même temps que s’installe l’histoire.
Duettistes impénitents, ils ne se contentent pas de jouer les reflets l’un de l’autre. Nous sommes au théâtre et ils se donnent la réplique, l’un interrompant l’autre pour glisser une réflexion, l’autre jouant la surenchère ou ramenant son partenaire au propos d’origine. Parfois ils nous mettent en appétit par rapport à tout ce qui manque, dans cet opus, de l’épopée homérique. Homère devient vivant, objet de dialogue et de controverse dans une histoire fabuleuse qui fait partie de notre patrimoine culturel.
La structure du spectacle se répand ainsi en échappées belles. Sans jamais quitter l’Odyssée, nous voici lancés à explorer une composition en étoile dont chaque branche, textuelle, visuelle, sonore, scénique, pourrait constituer une histoire en soi tout en correspondant avec les autres. Dans cette réalisation atypique, il y a de quoi s’emplir les sens et l’entendement, « au cœur » de l’Odyssée et avec l’Odyssée « au cœur ».
Un complément sonore
Ailleurs, dans un lieu proche – ici la salle Jean-Christophe Ruffin – sur des transats disposés au centre de la salle, un dispositif simplifié par rapport au projet pour dôme ambisonique créé pour l’Ircam, où l’auditeur se trouvait environné de sons qui le recouvraient entièrement, présente une version sonore, répartie dans l’espace, du chant X de l’Odyssée. Les spectateurs, en fermant les yeux, peuvent ainsi s’immerger dans un autre épisode du récit épique, l’aventure d’Ulysse et de ses compagnons dans l’antre de Circé, la magicienne. Pour ceux qui préféreraient y voir, une légère brume nimbe le lieu tandis que la lumière évoque le passage du temps. Cette proposition préfigure une réalisation de l’intégralité de l’Odyssée, prévue, sous forme enregistrée ou pourquoi pas davantage, à l’échéance de Bourges, Capitale européenne de la culture, en 2028. On l’aura compris, ces deux propositions, chacune à sa manière, constituent les prémices d’explorations hors des limites traditionnellement assignées au spectacle. À suivre…
Au cœur de l’Odyssée, d’après L’Odyssée d’Homère. Traduction Emmanuel Lascoux (éd. P.O.L.)
S Direction artistique Jacques Vincey S Cabane Yves Godin Lumières & vidéos, Alexandre Meyer Musique & sons S Avec Jacques Bonnaffé (comédien), Emmanuel Lascoux (traducteur, philologue et musicien) et les voix de Isabelle Adjani, Sharif Andoura, Jacques Bonnaffé, Nicolas Bouchaud, Marie-Sophie Ferdane, Olivier Martin-Salvan, Estelle Meyer, Julie Moulier, Hervé Pierre S Collaboration artistique Céline Gaudier S Ingénieur du son Oscar Ferran S Régie générale Sébastien Mathé S Machiniste Cabane Sylvain Giraudeau S Production Compagnie Sirènes, compagnie conventionnée par le Ministère de la Culture S Coproduction Ircam-Centre Pompidou / Théâtre Olympia, Centre dramatique national de Tours / La maisondelaculture de Bourges, Scène nationale / Théâtre Nanterre Amandiers / La Soufflerie, Scène conventionnée de Rezé / A.I.M.E. Cie Julie Nioche
Spectacle vu le 8 mars 2025 à la Maison de la Culture de Bourges où Jacques Vincey est artiste associé.