4 Décembre 2024
C’est un Orient mythique que Bartabas fait revivre dans une atmosphère des Mille et une nuits. Mais peut-être le mythe ne se situe-t-il pas où on l’imagine…
Point de bayadères alanguies dansant lascivement devant leur maître affalé sur un sofa ou de Schéhérazade cherchant à éviter chaque soir de se faire couper la tête le lendemain. Les Femmes persanes de Bartabas sont d’abord et avant tout femmes, fières de l’être et de revendiquer leur liberté d’exister pour elles-mêmes, d’affirmer leur droit à l’amour et au plaisir. Elles occuperont tout l’espace de la représentation, ou presque, et seront reines incontestées devant des hommes qui se contentent de passer à dos d’ânes – pour délicieux que soient ces sympathiques quadrupèdes qui ne laissent pas d’être farceurs et cabochards, comme le réclame la mise en scène.
Femmes un jour, femmes toujours
Elles sont grandes et petites, parfois même très petites, minces et grosses, cavalières émérites et jongleuses. Elles sont acrobates, musiciennes, danseuses, écuyères. Elles manient la chambrière qui guide le cheval, chantent, disent des poèmes d’amour, se font guerrières sur le dos du cheval, mimant le maniement du cimeterre ou de l’arc. Elles sont elles, elles sont femmes et contiennent le monde. Elles occupent l’espace en référence aux temps anciens, où les femmes d’Orient ne portaient pas le voile, où les femmes scythes, amazones des récits grecs de la mythologie, étaient les égales des hommes et pratiquaient les mêmes activités.
Elles disent des textes de leurs consœurs, anonymes ou célèbres, et leurs voix et leurs présences résonnent fort en référence au présent de l’Iran ou de l’Afghanistan où la femme « tentatrice » est contrainte de se voiler et où les femmes ne peuvent se produire sur scène qu’accompagnées d’un homme. Femme cloîtrée, enfermée dans un rôle qu’elle n’a pas choisi, réduite à l’état d’objet, fût-il de désir : c’est à cet univers que s’attaque Bartabas. Ses femmes persanes seront dévoilées, libres et rebelles. Elles pourront, à l’égal des hommes, devenir derviche tourneur dans un tourbillon incessant, ou prendre leur envol par la seule force de leur chevelure.
Splendeurs musicales orientales
Installées, comme isolées du monde sur des tapis qui forment une langue visuelle qui dit l’Orient, quatre musiciennes jouent à visage découvert – l’une d’entre elle, qui joue du kamantcheh, une sorte de vièle à pique proche du rabâb dont on tire des sons avec un archet courbé en forme d’arc, chante aussi. Des histoires passionnées de folie amoureuse.
Elles utilisent des percussions et des instruments à cordes, frottées, pincées ou frappées, des instruments traditionnels qui remontent parfois au IXe siècle, tels le kamantcheh ou le subtil setar, un instrument permettant de jouer des quarts de tons en pinçant les cordes avec l’ongle de l’index. Du côté des percussions, le daf, un tambour équipé en son pourtour d’anneaux de métal qui se heurtent et entrent en résonance avec la peau tendue du tambour, voisine avec le tombak dont le jeu au centre de la peau ou le long du bord produit des sonorités graves ou aiguës. Enfin le santûr, un instrument à cordes frappées à l’aide de deux petits marteaux, dont l’origine est attestée au XIIe siècle mais qui pourrait remonter aux Assyriens, est une sorte de cithare sur table dont les 72 cordes à accorder constituent déjà un exploit en soi.
La richesse et la subtilité des harmonies proposées, la variété des rythmes et des tons offerte par ces structures musicales extraordinairement complexes et la virtuosité de leurs interprètes offrent à elles seules un voyage en terres de rêve.
Une scénographie de l’exigence
C’est sur une aire circulaire qu’évoluent les artistes, autour du cercle liquide où domine le rouge du sang et de la vie, parfois jonché de vieilles chaises, vestiges abandonnés d’une société déjà abîmée, vouée à la rouille et au pourrissement. Elle est comme la trace d’un océan primordial, lieu de rencontres et de traversées, tribune de femmes apostrophant le public, parfois miroir réfléchissant de la symphonie lumineuse créée par des jongleuses aux accessoires scintillants. La fonction cérémonielle de cette aire onirique dit à sa manière le hors norme du propos, la nécessité pour le spectateur de laisser ses préjugés au vestiaire, pour plonger dans un univers qui perturbe les références. La piste circulaire, attribut du cirque, se fait monde à explorer avec de nouveaux codes.
De la voltige comme un des beaux-arts
Autour de cette aire liquide, une étroite bande sablonneuse permet aux chevaux d’évoluer pendant les numéros d’acrobatie équestre. Elle exige de la part des artistes une grande précision lorsqu’il s’agit de retomber puis de rebondir de part et d’autre du cheval pour remonter en selle, comme de la part des équidés pour se mouvoir sans se heurter au bord de la piste tout au long de leur prestation. Les voltigeuses sont seules, deux ou davantage sur un même cheval. Elles esquissent des pas de danse debout sur sa croupe, se tiennent en équilibre, couchées sur le cheval sans rien qui les retienne dans le mouvement centripète créé par la course, effectuent des acrobaties équestres l’une avec l’autre sur un cheval lancé en plein mouvement. Belles, fières, insoumises, elles se succèdent au rythme d’un ballet qui va s’accélérant à mesure que le spectacle avance.
Une meneuse de jeu et grande-prêtresse
Dans cet océan liquide en perpétuel déséquilibre, une meneuse de jeu-capitaine accentue le tangage et en règle le rythme. Catherine Pavet, en sorcière inspirée, tourne son gouvernail de sons dans un milieu mouvant fait de gongs, de bols chantants, de grelots et clochettes, de calebasses emplies de graines mises en mouvement. Madame Loyal musicale, elle crée des frottements insolites sur une paroi d’aquarium, rythme apparitions et disparitions des numéros, souligne et escorte les numéros. Femme-orchestre d’un concert qui relaie la tradition incarnée par les quatre musiciennes, elle est musique de bruits et bruit de la musique en même temps que modernité d’un quotidien magnifié.
Des animaux rois
Le panorama ne serait pas complet si on ne mentionnait ces autres artistes du spectacle, non doués de parole mais néanmoins omniprésents et parfois volubiles. On ne peut que s’extasier devant la beauté des animaux qui se produisent sur scène, ces chevaux crinière au vent ou artistiquement tressée, ces sympathiques ânes et mules qui portent les artistes, ces paons blancs et ces oies qui s’obstinent à traverser la scène en courant. Une ménagerie bigarrée qui forme l’assemblée du peuple de Zingaro au même titre que leurs soigneurs qui seront de la fête lorsque viendra le moment du salut final.
Du cérémonial magique au cocasse, et malgré un début un peu haché où se succèdent les numéros, les Femmes persanes offrent une traversée de la gamme des émotions qu'on parcourt avec un infini plaisir.
Cabaret de l’exil – Femmes persanes
S Création du Théâtre équestre Zingaro S Conçue et mise en scène par Bartabas S Assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini S Musiciennes Firoozeh Raeesdanaee (chant et kamantcheh), Shadi Fathi (setar, shourangiz et daf), Farnaz Modarresifar (santûr), Niloufar Mohseni (tombak) S Création sonore, percussions Catherine Pavet S Artistes Bartabas, Amandine Calsat, Sahar Dehghan (danseuse), Stéphane Drouard (fildefériste), Marion Duterte, Johanna Houé ,Camille Kaczmarek, Perrine Mechekour, Alice Pagnot, Tatiana Romanoff, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Eva Szwarcer (capillotraction) S Micos Henri Carballido, Yaël Coudray, Volodia Girard, Florent Mousset, Paco Portero S Chevaux & ânes Corto, Dun, Famoso, Guerre, Hamadan, Harès, Héragone, Hercule, Houblon, Inca, Isope, Ispahan, Jade, Kaboul, Kandahar, Karaj, Kawa, Pablo, Parade, Qom, Raoul, Tabriz, Téhéran, Vino, Zurbaran, la Mule et l’Âne, et la mule Chiraz S Responsable des écuries Johanna Houé S Groom de Bartabas Ludovic Sarret S Soins aux chevaux Julie Boucherot, Caroline Viala S Création costumes Chouchane Abello Tcherpachian S Costumiers Eloise Descombes-Rotella, Jean Doucet, Anne Véziat S Assistantes costumières Gwendoline Grandjean, Tifenn Morvan S Patineuse Léa Deligne S Habilleuses Isabelle Guillaume, Cléo Pringigallo, Clarisse Véron S Accessoiristes Samuel Babinet, Delphine Cerf, Romain Duverne, Juliette Nozieres, Sébastien Puech S Masque d’âne Cécile Kretschmar S Directeur technique Hervé Vincent S Son Juliette Regnier S Lumière Clothilde Hoffmann, Léa Mathé S Techniciens plateau Laurent Bureau, Pierre Léonard Guétal, Christelle Naddéo, Erwan Tur S Technicien de maintenance Ouali Lahlouh S Dessin affiche Serena Luna Raggi S Production Théâtre équestre Zingaro S Le Théâtre équestre Zingaro est soutenu par le Ministère de la Culture et de le Communication, la DRAC Ile-de-France, la Région Ile-de-France, le département de Seine-Saint-Denis et la ville d’Aubervilliers S Remerciements à La Maison des Cultures du Monde S Durée 1h40
Spectacle créé en 2023. Reprise
Du 8 novembre au 31 décembre 2024. Mar.-mer.-vend. & sam. 23/11, 14, 21 & 28/12 à 19h30, dim. 24/11 & dim. de déc. à 17h30
Théâtre équestre Zingaro - 176 avenue Jean Jaurès, 93 300 Aubervilliers
Rés. 01 48 39 54 17 ou www.zingaro.fr