8 Février 2022
Daniel San Pedro rend hommage en musique à Federico García Lorca au travers d’une fiction dont les personnages s’inspirent de ceux créés par le poète…
Août 1936, un républicain est arrêté par des rebelles franquistes à Grenade, sa ville natale. Il n’a jamais participé à la moindre action politique, au sens strict, mais il est néanmoins exécuté sommairement dans un endroit baptisé « la Source des Larmes » par les Maures. Il se nommait Federico García Lorca. Il avait 38 ans. Le régime de Franco décide l’interdiction totale de ses œuvres jusqu’en 1953. Quand elle est levée, l’œuvre passe par la censure. Parfois les mots sont comme des fusils…
Les femmes de Lorca
Lorca avait écrit : « Le théâtre est la poésie qui sort du livre et se fait humaine ». Daniel San Pedro convoque sur le plateau six femmes qui puisent leurs sources dans la trilogie théâtrale de Lorca – Noces de sang, Yerma et la Maison de Bernarda Alba – trois pièces qui s’enracinent dans la terre andalouse si chère au poète et évoquent chaque fois un destin de femme qui refuse le statut que la société machiste lui impose et revendique le droit à l’amour. Des histoires tragiques qui finiront invariablement dans le sang : deux hommes qui s’entretuent dans la première, le meurtre par Yerma de l’homme qui voulait la violer dans la deuxième, le suicide de la plus jeune fille de Bernarda Alba qui refuse la décision prise par sa mère de chasser son amoureux pour la troisième. Les six femmes qui apparaissent sur scène sont des projections en même temps que des prolongements des personnages féminins du poète. Bernarda Alba avait cinq filles, la sixième femme est une violoniste, Liv Heym.
Un jour de funérailles
Des cierges sont allumés en fond de scène tandis que les cloches égrènent des sons funèbres. Derrière le rideau noir qui ressemble à une gigantesque résille brodée, on veille le cadavre de Bernarda Alba, la matriarche qui a élevé d’une main de fer ses cinq filles dans le respect absolu de la tradition. Un ostensoir géant promené sur la scène dit la prégnance de l’Église sur les destinées des hommes et des femmes présents à la cérémonie. Nous sommes en juillet 1936. La guerre d’Espagne, qui oppose le gouvernement républicain légalement élu aux putschistes menés par le général Franco, vient de commencer. Ce même mois, on arrêtera Lorca…
Un monde qui vacille
Dans le temps même où un abîme se creuse, souvent au sein d’une même famille, entre ses membres que leurs opinions politiques divisent, et mènera à des luttes fratricides dont l’Espagne d’aujourd’hui porte encore les stigmates, la famille de Bernarda Alba, délivrée de la tyrannie matriarcale, hume un vent de liberté. Si le climat politique intervient parmi les facteurs de cette libération, il s’accompagne d’une forme de respiration nouvelle. Les strictes robes noires tombent, les voilettes s’envolent, les tenues se diversifient et se colorent, le pantalon apparaît, les individualités émergent. Mais le canon gronde, les bruits de guerre résonnent dans les rues du village. Il faut choisir son camp. Les traditions volent en éclats et avec elle, la famille. Chacune des filles choisira son destin. Si l’une d’entre elles se range au côté des fascistes, une autre prend les armes et s’engage dans la résistance. Les autres choisiront une autre sortie : un exil théâtral en Amérique latine (comme Federico l'avait projeté), l’engagement intellectuel et féministe, l’entrée dans les ordres ou une recherche plus personnelle de l’Amour, moteur de toutes choses.
Un concert théâtral
La pièce est traversée de part en part par la musique, les musiques plutôt, que Lorca affectionnait. Fasciné par la guitare, il avait travaillé le piano avec un disciple de Verdi et entretint une amitié durable avec Manuel De Falla. Enfant, il composa de petits airs jusqu’à ce que ses parents s’opposent à la poursuite de ses études musicales, ce qui ne l’empêcha pas de continuer d’écrire des chansons, souvent dans le style « flamenco ». Dans ses chansons, Lorca associe le flamenco, dans lequel circule le cante jondo, une lamentation infinie à la mesure du mal d’être – peut-être celui qui frappe Lorca, homosexuel dans l'ombre –, à un lyrisme personnel intense. Quant au goût du modernisme du « Frédéric du Sacré-Cœur de Jésus », comme il fut baptisé, il s’exprime à travers le gospel et le jazz. À la rencontre de Lorca entre théâtre et musique, Daniel San Pedro fait correspondre l’idée de « concert théâtral » mené avec le compositeur, musicien et chanteur Pascal Sangla. Trois musiciens (au piano, au violon et sur divers instruments qui vont du luth à la contrebasse et de la guitare aux percussions) accompagnent cette mise en musique des textes de Lorca que chantent les comédiennes, formant un mélange insolite entre hier et aujourd’hui, tradition musicale et modernité. Si la démarche reflète la personnalité de Lorca, à cheval entre des mondes, ancré dans la terre avec les yeux au ciel, on regrettera de ne pas entendre, ou trop peu, la parole nue, incandescente et sans filtre, le chant de la langue pour elle-même, de Lorca. À celui qui se rangea délibérément du côté des pauvres et pour qui « Se taire et brûler de l’intérieur est la pire des punitions qu’on puisse s’infliger » (Noces de sang), on laissera le mot de la fin : « Toutes les choses ont leur mystère, et la poésie, c’est le mystère de toutes choses. » (Conversation avec Federico García Lorca, 1936).
Andando Lorca 1936 - Textes de Federico García Lorca
S Mise en scène, adaptation et traduction Daniel San Pedro S Composition et direction musicale Pascal Sangla S Chorégraphie Ruben Molina S Scénographie Aurélie Maestre S Costumes Caroline de Vivaise S Lumières Alban Sauve S Création sonore Jean-Luc Ristord S Maquillages et coiffures David Carvalho Nunes S Assistant à la mise en scène Guillaume Ravoire S Assistante à la scénographie Clara Cohen S Assistante costumes Magdalena Calloc’h S Avec Aymeline Alix, Audrey Bonnet, Camélia Jordana, Estelle Meyer, Johanan Nizard S Et les musiciens Liv Heym Violon (solo improvisé), Pascal Sangla, Donia Berriri Piano (en alternance), M’hamed el Menjra Guitare, luth (solo improvisé), percussions, contrebasse S Créé le 13 mars 2020 à la Scène Nationale du Sud-Aquitain – Bayonne. En raison des fermetures des lieux liées au Covid-19, la totalité des représentations du spectacle ont été annulées au printemps 2020 à l’issue de la création. S Durée 1h30 S Spectacle chanté en français, arabe et espagnol S Production Centre International de Créations Théâtrales - Théâtre des Bouffes du Nord S Coproduction Scène Nationale du Sud-Aquitaine - Bayonne ; Compagnie des Petits Champs ; La Maison/Nevers – Scène conventionnée Arts en territoire en préfiguration ; Scène Nationale archipel de Thau - Sète ; Châteauvallon – scène nationale ; Le Grand R, Scène nationale de La Roche-sur-Yon La Compagnie des Petits Champs est conventionnée par la DRAC Normandie - Ministère de la Culture et de la Communication et reçoit le soutien du Département de l’Eure et de la Région Normandie.
Du mercredi 2 au samedi 12 février 2022, du mar. au sam. à 20h30, dim. à 16h
Théâtre des Bouffes du Nord – 37 bis, boulevard de la Chapelle – 75010 Paris
Rés. 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com