27 Novembre 2023
Au départ il y a cette œuvre magnifique, magistrale, mythe des années 1970. Aussi, quel plaisir de pouvoir l’écouter dans presque son intégralité car cet « opéra fleuve », créé en 1974 par Philip Glass et Bob Wilson a été un peu condensé en trois heures trente au lieu de cinq heures. Le dispositif original de pouvoir sortir et rentrer comme on le souhaite a été conservé. Et c’est d’ailleurs avec la partition les seuls éléments qui restent. A l’origine aussi l'écriture théâtrale de l'œuvre s'était faite à partir des dessins de Bob Wilson, sur une ligne directrice centrée sur Einstein et la civilisation des années 1970.
Lorsque que l’on arrive, le dispositif scénographique est impressionnant. Des immenses écrans partout qui diffusent des images de synthèses post apocalyptiques, un espace central où cohabitent un temple consacré à un dieu inconnu, un coin avec un feu en plastique et un immense cercle qui domine l’ensemble du dispositif. Cet espace central tourne lentement et permet si on ne veut pas bouger de voir l’intégralité des éléments scénographiques qui le composent. La plupart des spectateurs se déplacent et bougent pour explorer cet univers dantesque, post apocalyptique. Ainsi, on est invité.e à participer à cette cérémonie fantasmagorique où le « trop » côtoie le « plus », à cette célébration improbable à une idole inconnue dans cet univers entre la « civilisation Disney » et un temple New-age néo moderniste.
La mise en scène de Suzanne Kennedy est une invitation à un décalage, à la célébration d’un rituel inconnu.
Suzanne Kennedy décrit son intention comme une démarche de mise en décalage, de faire un pas de côté de la part des spectateurs et spectatrices qui sont invité.es à « se débarrasser d’eux -même », « à mettre leur Moi critique de côté, pour parvenir à un état différent de celui de tous les jours ». ET effectivement, l’univers complètement décalé créer par son complice Markus Seig qui est à l’origine de tout le système scénique est tout à fait saisissant.
Cette invitation au rituel est pour elle également parfaitement liée au théâtre. Il doit nous faire accéder à une sorte de « transe », « sorte d’état de conscience augmentée » qui est complètement présente dans la musique de Philip Glass « avec ces répétitions, ces longueurs et variations minimales » on est amené à sortir de cette réalité consciente pour aborder un univers plus inconscient et plus tourné vers nos émotions et notre ressenti.
Glass et Wilson voulaient que le thème narratif si on peut parler de narration, disons le thème de cette création tourne autour de la personnalité d’Einstein. Ils avaient choisi de ne pas apporter d'histoire linéaire mais plutôt d'incorporer des symboles liés à la vie d'Einstein, au travers de la mise en scène, des personnages, des textes et de la musique.
Suzanne Kennedy a pris la liberté de s’éloigner totalement du thème principal peut être pour « faciliter » l’accès à cet œuvre. L'opéra contenait également des textes de Christopher Knowles, Samuel M. Johnson et Lucinda Childs. Susanne Kennedy a pris aussi des libertés avec le texte originel, retranchant ici, ajoutant là. Mais au final, le spectacle de trois heures trente ainsi allégé n’en met que plus en valeur la musique et c’est cela l’essentiel.
La scénographie de Markus Seig nous interroge sur notre monde boulimique.
Comment qualifier cet univers post apocalyptique, qui utilise l’outrance, l’excès, la boulimie d’images et créé un capharnaüm, kitschissime, post moderniste, new âge psychédélique que nous propose Markus Seig ? Le résultat est incroyablement saisissant et aboutit à cet univers boulimique qui interroge sur les dérives de notre société du spectacle… Car au-delà de l’avis sur le « j’aime /j’aime pas » de la mise en scène » on peut s’interroger sur ce que cet univers dit du devenir de notre société et de nous-même et de notre « biberonnage » aux images. Et ainsi, l’exubérance, le délire kistchissime et new age de la scénographie de Markus Seig et de la mise en scène de Susane Kennedy nous en dit beaucoup plus long sur nous-même et les dérives de notre société si on les regarde avec un peu de recul. Quand on compare sociologiquement les univers créatifs du spectacle de 1992 qui avait aussi beaucoup de moyen et celui-ci, on constate cette immense dérive en cinquante ans. De la sobriété à la truculence, de la limpidité à la goinfrerie et au foisonnement d’images qui représente parfaitement notre monde actuel, comme si « donner à voir » permettait de mieux entendre et d’écouter, comme si un support d’images mouvantes et ininterrompues était nécessaire à notre « bon-entendement ».
La partition, sublime interprétation et véritable performance.
La partition de Philip Glass comme je le disais plus haut légèrement raccourci est brillement interprété et portée par l’ensemble vocal Basler Madrigalistes et l’Ensemble Phoenix Basel, dirigés par André de Ridder.
Il faut souligner la performance que représente le fait de jouer et chanter au milieu des spectateurs qui vous frôlent ou vous suivent pas à pas, je dirai dans ce « capharnaüm » scénographique.
Il faut souligner également les prestations des violonistes et de la soprano Álfheiður Erla Guðmundsdóttir qui m’ont particulièrement touché et également l’ensemble des chœurs et de l’orchestre qui imperturbablement délivrent cette œuvre compliquée et si difficile dans la restitution de sa simplicité avec toute la concentration et la virtuosité nécessaire et indispensable.
Cette expérience paradoxale car ce spectacle est plus de l’ordre de l’expérience est un moment magique où l’incroyable complexité dans sa simplicité, faites de répétitions, et de renvois ou redites de la composition associée à l’exubérance visuelle pour ne pas dire boulimie de la mise en scène nous emporte dans un ailleurs, dans un entre-deux irréel et fantasmagorique. A vivre intensément…
Distribution
La Villette (Paris), la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris présentent ce spectacle en coréalisation.