8 Avril 2024
Dans un site exceptionnel, en plein cœur de la nature, l’équipe de l’abbaye de Noirlac a fait de l’univers du son la spécificité et la marque de fabrique du lieu. Le long travail de restauration de l’abbaye, mené à partir de 1950, arrive aujourd’hui à son terme avec une installation sonore originale qui fait résonner l’esprit du lieu et le lie à la création contemporaine.
Dans notre monde saturé d’images, Noirlac fait figure de contrepied revendiqué à une culture du visuel qui monopolise ou presque aujourd’hui notre approche du monde. Ici, il est question d’écoute, de souffle créatif et de respiration des lieux. D’invitation au voyage, non pas en s’aventurant dans des pays exotiques et lointains, mais en faisant émerger l’impalpable toile de la vie qui palpite dans le presque-rien d’une non-histoire, dans le minuscule d’un environnement naturel rythmé par les saisons et le cours du Cher qui coule paresseusement au pied de l’abbaye. La visite « touristique » prend ici un sens particulier. Elle s’enracine dans le passé monacal de l’abbaye en même temps qu’elle tisse un fil aussi délicat que solide qui la relie au monde contemporain et associe les travaux des jours et des saisons avec la création de notre temps.
Un lieu exceptionnel
Fondée en 1150, l’abbaye de Noirlac s’inscrit dans la large expansion des abbayes cisterciennes au XIIe siècle. Si l’ordre cistercien, branche réformée des bénédictins, est fondé en 1098 par Robert de Molesmes, abbé de Cîteaux, c’est à Bernard de Clairvaux qu’on doit l’essaimage de l’ordre et son rayonnement spirituel. Il prône l’ascétisme, la rigueur liturgique et le retour à l’esprit de pauvreté de l’Église. Il fait aussi du travail une valeur cardinale. Les églises cisterciennes sont à l’image des motivations qui animent leurs bâtisseurs. D’une simplicité non exempte d’audace architecturale, elles dressent des murs sans ornement dont la beauté austère impressionne. Quant aux abbayes, elles trouvent refuge loin de l’agitation des hommes, dans des endroits reculés, situés en plein cœur de la nature. L’abbaye de Noirlac ne déroge pas à la définition. Exceptionnellement bien conservée du fait de son utilisation permanente – agrandie au XVIIIe siècle, elle abritera au siècle suivant une manufacture de porcelaine avant d’héberger au XXe siècle des républicains espagnols réfugiés en France – elle offre en plus une acoustique remarquable qui en fait un lieu privilégié pour la création sonore.
Christian Lapie, La Permanence des ombres. Sculpture créée et installée dans les jardins de l'abbaye. Photo © DR
Silence, travail et méditation
C’est en partant de cet esprit des lieux que le précédent directeur, Paul Fournier, imagine d’articuler le projet du Centre Culturel de Rencontre autour de la diffusion sonore et musicale. Une manière de rendre au son sa valeur signifiante dans un monde d’où les images l’avaient évacué. Les résidences d’artistes qui se tiennent à Noirlac depuis 2008 rassemblent des créateurs et des interprètes qui placent le son et l’écoute au cœur de leurs recherches. Ils sont musiciens, venus de tous horizons, des territoires du jazz à ceux du baroque ou de la musique médiévale. Ils s’intéressent aux instruments anciens tel le serpent, ancêtre du tuba, ou venus d’ailleurs tels la flûte kaval de Bulgarie et d’Anatolie ou encore le shakuhachi, cette flûte japonaise originaire de Chine. Ils ont fait pour certains de leur voix leur moyen d’expression artistique, liant leur recherche à l’acoustique des lieux ou développant la technique particulière du chant diphonique qui permet d’émettre simultanément deux notes de fréquences différentes. Ils sont interprètes ou compositeurs de musique électronique, parfois conteurs ou comédiens. Ils ont en commun d’entrer en « résoNance » avec le lieu pour y mener une recherche que ses espaces inspirent.
De la création au public
L’aménagement des lieux en direction du public obéit à une règle analogue. Il est pensé comme en écho à la vie monastique des moines cisterciens, marquée par le silence, par le chant monodique, le seul adapté à la très longue durée de réverbération des sons dans l’église – dix secondes – et par les huit moments de prière qui rythment la vie, de matines (minuit) à complies (21h). Mais ce silence est plein. Parce qu’il bruisse des mille et un petits événements qui ponctuent le quotidien : un cri d’oiseau, un bourdonnement d’insecte, un passage à tire d’ailes, un souffle de vent. Mais aussi des traces sonores de la présence humaine : le craquement d’un plancher sous les pas, le claquement d’une sandale sur un sol de pierre, une page qu’on tourne, le grincement d’une plume sur un manuscrit, le raclement d’un outil. La parole, ici, n’a sa place que dans les lectures qu’on pratique à voix basse, dans les chuchotements presque imperceptibles qui bruissent comme une rumeur sourde et discrète, dans la prière ou les sermons. L’animation du lieu exigera du visiteur une autre attention, une manière de regarder en écoutant, de recevoir autrement, sans le secours encombrant d'un casque Une imprégnation plus qu’une visite guidée bien que quelques balises informatives demeurent.
Un parcours diversifié et cohérent
Des lieux emblématiques aux fonctions invariables jalonnent la vie des moines : le cellier, le cloître, l’abbatiale, le chauffoir, le réfectoire, la salle capitulaire, les chambres des moines, le dortoir des convers. À chacun est associé, dans l’installation proposée à Noirlac, une mise en espace sonore et un contenu liés au lieu.
Ouvrant la visite, le cellier où on emmagasine les provisions est le lieu où s’engrange la mémoire au travers d’un film d’animation présentant l’histoire de l’abbaye. Si bruits et musique sont présents à travers le dispositif quadriphonique qui environne le visiteur, la parole est absente. Seul le dessin parle, avec les commentaires qui apparaissent sur ces projections faites à même le mur voûté du cellier, accompagnés par le son bruité que diffusent les quatre haut-parleurs, automatiquement déclenchés à l’entrée des visiteurs dans la salle.
Dans le cloître, imaginé comme un reflet, ou un avant-goût, du ciel avec les teintes bleues de ses massifs fleuris, se rassemblent, réparties sur l’ensemble du carré qu’il forme, les myriades de petits événements qui arrivent de tous les coins de l’abbaye. Environnant, le son est partout, dans le mouvement qui relie les enceintes qui enserrent son périmètre. Là convergent tous les bruits, là ont été placés, atténués, les résonances et les échos qui peuplent la vie des différentes parties de l’abbaye. Petit clin d’œil humoristique, un bruit d’eau dans un coin signale la présence passée d’un point d’eau à cet endroit.
L’abbatiale nous replonge dans l’univers du chant et de la musique. La source d’émission du son est ici unique et il s’agit de percevoir le rapport entre la musique et la réverbération du lieu qui transforme le son au fil de la déambulation, selon l’endroit où l’on se place dans cette haute nef. 80 extraits de 20 secondes chacun se succèdent dans un ordre aléatoire, formant 3h45 d’écoute où musique ancienne et contemporaine se mêlent. Ils sont constitués par les duos créés par certains des artistes en résidence, tantôt purement instrumentaux, tantôt purement vocaux, ou encore en mélanges spécialement imaginés pour les lieux.
Dans le réfectoire on retrouvera la tradition qui se rattache au repas des moines : celle de la lecture des Écritures Saintes. Depuis la chaire installée dans l’épaisseur du mur, un frère lisait la prière d’une voix monocorde comportant quelques variations tandis que les moines mangeaient en silence. Ici les deux compositeurs, Bernard Fort et Pierre-Marie Chemla, qui est aussi le récitant, mêlent au Cantique des Cantiques de courts passages tirés des sermons de saint Bernard à propos de l’œuvre. Faisant partir du lointain la version hébraïque, originelle, du cantique avant de passer au latin, ils expriment et soulignent ainsi le cheminement de l’œuvre à travers l'Histoire.
Enfin le chauffoir, seul lieu du monastère disposant d’une cheminée, laisse place à la trivialité du quotidien, au repos, aux soins et à l’écriture. Là s’exprime ce que l’organisation rituelle de la journée ne permet pas de dire, l’histoire ressentie des moines, la maladie, le sentiment de solitude, les doutes quant à la foi. Individualisée pour le visiteur, l’écoute passe par quatre sièges équipés chacun de quatre haut-parleurs, deux par oreille, qui diffusent ces témoignages dans le creux de l’oreille du visiteur.
S’il manque à ce niveau une sonorisation de la salle capitulaire, lieu de réunion de la communauté où l’on discutait de l’organisation matérielle du monastère, de la discipline, des admissions au noviciat, où l’on procédait à l’élection des abbés et où étaient faites les annonces communiquées par l’évêque ou le pape, cela tient à sa large ouverture sur le cloître, qui permettait aux convers d’assister aux assemblées. La sonoriser aurait porté atteinte à la délicatesse des sons ténus diffusés dans le cloître et pollué l’atmosphère sonore créé pour lui.
Un niveau supérieur lui aussi animé
À l’étage se trouvaient les dortoirs ou les cellules des moines, la chambre du prieur et le dortoir des convers, laïcs chargés des tâches matérielles et séculières du monastère. Dans la configuration de l’abbaye au XVIIIe siècle, alors que les moines n’étaient plus qu’en petit nombre à Noirlac, ils disposent de chambres. Dans ce monde monastique où chacun est placé en permanence sous la surveillance des autres, les murs ont des oreilles et ils parlent aussi, transmettant les sons qui traversent l’architecture. Le visiteur est invité à jouer l’indiscret et à coller son oreille contre les murs, les boiseries, dans le foyer des cheminées. Place ici à la musique acousmatique qui développe le sens de l’écoute et ouvre un champ illimité à l’imaginaire. Pythagore, dit-on, avait coutume de dispenser son enseignement dans le noir, masqué derrière un rideau pour contraindre ses auditeurs à plus d’attention. Le principe ici est le même, et vagues rumeurs, petits claquements, sons boisés et mats et légers grincements composent une symphonie riche et diversifiée. L’une des chambres, où est installé un système de projection visuelle sur les murs bruts, sert aussi à révéler d’autres états, moins flamboyants, de l’abbaye à l’âge de la photographie. On y découvrira aussi bien des images de la manufacture de porcelaine, celle des émigrés espagnols qui furent hébergés en ces lieux ou les photographies des travaux de restauration de l’abbaye.
Le parcours s’achève dans l’ancien dortoir des convers, avec sa charpente en coque de bateau retournée. Ponctuant la dernière étape d’un retour vers l’extérieur et le bocage environnant, la nature et sa faune sont à l’honneur avec tous les bruits de l’extérieur qui reviennent en force. L’évocation part de l’inventaire sonore du bocage effectué au fil des mois de l’année par un audio-naturaliste, Fernand Deroussen. Des transats ont été installés dans cette immense pièce pour que l’auditeur prenne le temps de se laisser couler dans la nature, d’écouter les mois se succéder. Les grues cendrées passent, le vent souffle, les feuilles bruissent, on cherche à reconnaître les passereaux, les merles, un pivert peut-être. Ça pépie, ça criaille, le bois craque. Facétieusement, Thierry Besche vient troubler le jeu en y introduisant subrepticement de faux oiseaux, des sons fabriqués ou des distorsions de sons tirés de la réalité.
Une prise de son spécifique et une installation complexe qui laissent parler le lieu
Ainsi chacune des salles offre une proposition, une invitation à écouter différente, liée au lieu. Là encore, un véritable travail de composition sonore a été rendu nécessaire. Parce que l’un des enjeux était la résonance du lieu, sa « réaction » au son, en particulier pour les salles où la réverbération était fondamentale. Les éléments qui composent le parcours sonore ont donc, pour certains, été créés en studio, dans un lieu acoustique neutre, en plus d’être passés par une console de mixage qui les répartit dans l’espace et les fait voyager. Un studio d’enregistrement est aménagé dans les locaux de l’abbaye. Avec un équipement de dôme sonore permettant de reconstituer l’environnement sonore qui saisira le visiteur. La matité du son enregistré en studio permet de laisser « parler » ensuite le lieu où il est installé. Il y imprime sa propre résonance, il est l’un des acteurs de cette mise en ondes de la vie monacale.
Un lieu d’apprentissage et d’exploration du son
Au-delà des travaux nécessaires à l’aménagement sonore de l’abbaye, seize consoles permettent aussi d’accueillir des groupes pour leur proposer une initiation à la manipulation du son. De longueur variable, les stages sont pensés pour encourager la prise de conscience de la spécificité du son en même temps que la réalité du travail sonore. Ils peuvent ne concerner qu’une journée ou s’étaler sur plusieurs jours, accueillir des amateurs ou des professionnels, établissant une passerelle entre le faire et l’écouter. Les équipements permettent aussi aux artistes invités, lorsqu’ils le souhaitent, de disposer de moyens électroniques pour créer. L’aménagement sonore de l’abbaye, qui mêle enregistrements « documentaires » et création sonore obéit au même principe d'installer l'art au cœur de la conception des lieux.
Une visite à géométrie variable
Pour revenir à l’aspect « public » des activités de l’abbaye, l’une des opportunités créées par cette visite d’un nouveau genre est la très grande ouverture du champ des possibles en ce qui concerne la durée de la visite. Chaque lieu ayant son aménagement sonore propre, leurs durées d’écoute diffèrent en fonction du thème abordé. Si certaines sont bien délimitées parce que liées à la projection dans le cellier ou à la lecture dans le réfectoire, une liberté plus grande est accordée au visiteur pour d’autres espaces. Des plages longues à la programmation aléatoire laissent en effet toute latitude à l’auditeur de s’installer pour la durée de son choix en s’immergeant dans ce bain sonore, voire de revenir en sachant qu’il trouvera d’autres possibilités d’écoute, d’autres pièces courtes de musique, d’autres sons passant par les murs, d’autres bruissements de la nature. L’aléatoire devient ainsi l’un des facteurs de la création. Et avec lui la liberté de s’inventer un espace, un parcours et un temps. Juste le temps de vivre…
Abbaye de Noirlac – Centre Culturel de Rencontre – 18200 Bruère-Allichamps
Direction Élisabeth Sanson
02 48 62 01 01 contact@noirlac.fr www.abbayedenoirlac.fr
résoNance – les intervenants du parcours sonore de l’abbaye
Conception du projet § Luc Martinez Scénographie § Agnès Badiche
Le cellier § Fleur de papier film d’animation
Le cloître § Luc Martinez Conception et mise en espace sonores § Gilles Clément Conception du jardin
L’abbatiale § Samuel Cattiau chant de haute-contre § Isabelle Courroy flûte kaval § Anna-Maria Hefele chant diphonique § Michel Godard serpent § Akihito Obama shakuhachi § Thomas Savy clarinette basse § Sonia Wieder-Atherton violoncelle § Luc Martinez chœur virtuel, réalisation générale
Le chauffoir § Compagnie LELA § Lola Molina auteure § Lélio Plotton et Bastien Varigault création et mise en scène sonore § Jean-Quentin Châtelain, Adama Diop, Philippe Girard, Laurent Sauvage comédiens § Julien Varigault prise de son des voix
Le réfectoire § Bernard Fort composition musicale, réalisation § Pierre-Marie Chemla chant, basson, coréalisation
Les chambres des moines § Michel Risse, Compagnie Décor Sonore, composition sonore et réalisation § Renaud Biri ingénierie créative
Le dortoir des convers § Fernand Deroussen, audio naturaliste, prises de son et montage § Thierry Besche, composition musique électronique, réalisation et mise en espace § Nicolas Carrière, ingénieur du son