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Arts-chipels.fr

On achève bien les chevaux. Au croisement du théâtre et de la danse.

© Agathe Poupeney

© Agathe Poupeney

Née de la volonté commune du chorégraphe Bruno Bouché et des metteurs en scène Daniel San Pedro et Clément Hervieu-Léger, cette réinterrogation de la notion de « danse-théâtre » s’attaque, en une période de difficultés économiques liées au contexte politique international, à un sujet qui résonne aujourd’hui.

On achève bien les chevaux, ce premier roman noir d’Horace McCoy publié en 1935, met en scène la société américaine au temps de la Grande Dépression. De la crise financière au krach de Wall Street, dans la période de 1921 à 1929, chômage, famine et pauvreté sont le lot des classes populaires qui, pour un repas chaud, sont prêtes à bien tous les sacrifices. C’est à ce moment qu’apparaissent les marathons de danse, qui peuvent durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois où, pour les « aider » à tenir le coup, on encourage les inscriptions de couples en leur assurant les repas. Épuisante, humiliante – c’est une course à mort, qui les assimile à des animaux poussés aux ultimes limites de leurs forces, que les participants entament –, ces marathons, que les spectateurs sont invités à suivre pour se distraire d’un quotidien anxiogène, se répandent dans presque toutes les villes de plus de 50 000 habitants. Il faudra la tentative de suicide d’une danseuse de Seattle pour que progressivement, une interdiction formelle intervienne à l’échelle du pays, le 13 mars 1937. Le roman d’Horace McCoy constitue une violente dénonciation du « rêve » américain. Il croise plusieurs intrigues : le déroulement du marathon lui-même et les aventures singulières de ses participants : couples amateurs convertis en « professionnels » de la danse, dont on découvre les histoires individuelles, mais aussi organisateurs, publicitaires complices, et public.

© Agathe Poupeney

© Agathe Poupeney

L’osmose du théâtre et de la danse

On achève bien les chevaux est un texte parfait pour s’interroger sur la notion de danse-théâtre développée par Pina Bausch à Wuppertal. Parce qu’il mêle, au pied de la lettre, danse et théâtre. Le roman, très dialogué, associe en effet les deux disciplines dans un même déroulé dramatique, les personnages formant en même temps la masse des danseurs participant au marathon. McCoy y ajoute une dimension artistique en introduisant deux protagonistes figurants de cinéma, Robert et Gloria, comme pour souligner le thème de la grandeur et de la misère de la vie d’artiste. Rassemblés par la nécessité de se présenter en couple, ils cherchent, jusqu’au bout de leurs forces et de leur vie, à utiliser la danse dans l’espoir de se faire remarquer. Mais là où le roman commençait par le drame final pour remonter la piste, le spectacle présente les événements dans leur chronologie. Revient, comme un leitmotiv marqué par le retour des bruits de la ville – ici un métro ou le passage d’un train – la longue litanie des heures et des jours qui s’écoulent – il ne faudra pas moins de 63 jours et 1 500 heures de danse avant que le marathon ne soit interdit.

© Agathe Poupeney

© Agathe Poupeney

Une hybridation assumée

Cette osmose qui lie la danse et le théâtre, Bruno Bouché, le directeur et chorégraphe du Ballet de l’Opéra national du Rhin, et Daniel San Pedro et Clément Hervieu-Léger, qui dirigent la Compagnie des Petits Champs, ont voulu la mener complètement en faisant travailler ensemble comédiens et danseurs au point qu’on ne puisse plus les distinguer les uns des autres. Lancés dans une aventure collective, les trente-deux danseurs du Ballet du Rhin et les huit comédiens des Petits Champs s’inscrivent dans une démarche interdisciplinaire où la parole et l’expressivité du corps sont indissociables et parties d’un même processus. Chacun a dû s’approprier un personnage, dans sa gestuelle comme dans son comportement, ressentir, pour la faire partager au public, l’usure et l’épuisement des corps et des esprits, traduire les moments d’excitation factice, alimentés par Rocky, le meneur de jeu, et les périodes d’abattement, les révoltes que suscite cette exploitation inhumaine et dans le même temps, l’intériorisation de la soumission au système et de l’acceptation de ses règles.

© Agathe Poupeney

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Une composition tripartite

Quatre musiciens au plateau complètent cette traversée des genres du spectacle vivant. Empruntant au rock et au blues comme au swing, nourris par les airs issus du Magicien d’Oz, un film sorti en 1939, reprenant une chanson de Louis Armstrong datée de 1967 (What a Wonderful World), parfois relayés par les airs diffusés par la radio, ils accompagnent l’action, entraînent le public dans la ronde endiablée des derbies, une course en cercle des danseurs additionnée au déroulement des marathons pour ajouter à la « performance » sportive, pimenter la compétition et maintenir l’intérêt du public en éveil. Épatants dans leur manière de citer ces morceaux de musique que chacun conserve au fond de sa mémoire tout en les détournant, ils suivent et ponctuent l’action pas à pas et rendent manifeste la dichotomie entre l’entraînement des airs et la fatigue des corps. Ils déconnectent aussi en partie la trame dramatique d’une chronologie trop précise, renforçant le questionnement qui se dessine au fil du spectacle sur la condition de l’artiste et la place que lui réserve la société comme sur le statut du spectacle vivant.

© Agathe Poupeney

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Un rythme brisé et en hachures

La limite du spectacle se trouve dans sa forme même, toute en ruptures de rythme liées au fonctionnement de la compétition, avec ses mises en place, ses accélérations liées aux derbies, ses accalmies musicales et ses pauses, mais aussi dans les brisures introduites par les séquences où le verbe est porté au-devant de la scène. Les scènes « parlées » définissent les attentes des personnages et les interrogations que le marathon suscite chez eux, dressent le tableau de la Grande Dépression et des difficultés qui en résultent. Elles introduisent aussi, à travers les messages de consommation tous azimuts diffusés à l’encan, la vacuité de sens de cette agitation. Entre improvisations dansées individuelles qui semblent parfois anarchiques et ordonnancement chorégraphique, entre séquences dansées et progression dramatique, entre alternance de moment forts et de moments « faibles » qui cassent la progression dramatique, le texte se trouve un peu perdu dans la profusion de la danse et on perd en partie le fil du récit qui conduit au drame final. La multiplication des pilotes sur la piste fait que le plateau tangue. Mais l’équilibre est difficile et le dosage tient de l’infinitésimal. L’averse qui a interrompu le spectacle lors de la première à un moment crucial dans l’évolution de l’intrigue a sans doute compté dans cette perte de repères. Gageons qu’au fil des représentations et de la révision faite à la suite de la première quant au texte rétablira un équilibre  plus grand entre théâtre et danse. Quoi qu’il en soit, la performance spectaculaire que représente l’expérience même du spectacle mérite qu’on s’y arrête.

© Agathe Poupeney

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On atteint bien les chevaux , Première mondiale au Festival de Châteauvallon 2023

D'après Ils tirent sur les chevaux, n'est-ce pas ? d' Horace McCoy , représenté dans les pays francophones par Dominique Christophe / L'Agence en accord avec Harold Matson CompanyAdaptation, mise en scène et chorégraphie Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro S Assistanat à la mise en scène et dramaturgie Aurélien Hamard-Padis Costumes Caroline de Vivaise Scénographie Aurélie Maestre et Bogna G. Jaroslawski Lumières Alban Sauvé Son Nicolas Lespagnol-Rizzi Mise en répétition Claude Agrafeil et Adrien Boissonnet Coaching vocal Ana Karina Rossi Avec par ordre d' entrée en scène Luca Besse (Rollo), Stéphane Facco ( Rocky), Daniel San Pedro (Socks), Marin Delavaud (James), Juliette Léger (Ruby), Pierre Doncq (Mario), Muriel Zusperreguy (Jackie), Louis Berthélémy ( Freddy ), Deia Cabalé (Rosemary), Clémence Boué (Gloria), Josua Hoffalt (Robert), Julia Weiss (Mattie), Marwik Schmitt (Kid), Claude Agrafeil ( Madame Highbi) et Audrey Becker & Hénoc Waysenson , Susie Buisson & Jean-Philippe Rivière , Noemi Coin & Erwan Jeammot , Ana Karina Enriquez Gonzalez & Pierre-Émile Lemieux-Venne , Brett Fukuda & Miquel Lozano , Di He & Rubén Julliard , Marta Dias & Jesse Lyon , Nirina Olivier & Avery Reiners , Leonora Nummi & Cedric Rupp , Alice Pernão & Cauê Frias , Dongting Xing & Ryo Shimizu , Lara Wolter & Alain Trividic (les concurrents) Musique au plateau M'hamed El Menjra (guitare et contrebasse), Noé Codjia (trompette), David Paycha (batterie) et Maxime Georges (piano) Production déléguée La Compagnie des Petits Champs et CCN•Ballet de l'Opéra national du Rhin S Coproduction Maison de la danse, Lyon -Pôle européen de création, la Scène nationale du Sud Aquitain et la Maison de la culture d'Amiens, Pôle européen de création et de production Dès 13 ans Durée 1h40

TOURNÉE

2 - 7 avril 2024 ² Strasbourg , Opéra

11 & 12 avril 2024 ² Amiens , Maison de la Culture

 

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