6 Avril 2024
Dans une adaptation qui resserre le propos de la pièce de Shakespeare autour des personnages principaux, Silvia Costa centre son spectacle sur le couple Macbeth dont elle explore tous les vertiges.
Ils sont le sujet premier, manifesté aux yeux au public qui prend place dans la salle Richelieu, le couple que forment Macbeth et sa femme. Devant le rideau de scène, le portrait de l’homme est accroché. À ses pieds, la femme assise dont la chevelure recouvre le visage suit avec lenteur le parcours des longues mèches qui lui masquent la face avant de revenir à une immobilité seulement parcourue de petits frémissements nerveux des mains. Quand les lumières de la salle se seront éteintes, c’est par poignées qu’elle s’arrachera les cheveux avant de fustiger avec hargne la chaise sur laquelle elle était assise et qui est devenue le prolongement du portrait de son époux. On devine que cette colère alimentera la pièce. Son sujet, c’est l’absence d’ambition de Macbeth, contraire à ses propres rêves de puissance.
La pièce la plus sombre de Shakespeare
Macbeth est un général valeureux doublé d’un soldat sanguinaire. Son ascension commence sous un double signe. Le roi, trahi par un de ses proches, le baron de Cawdor, fait assassiner celui-ci. Il veut offrir sa baronnie en récompense au vainqueur de la bataille : Macbeth. Au même moment, trois sorcières – sœurs fatales, telles les trois Parques qui déroulent et suivent le fil de la vie humaine – annoncent à Macbeth cette récompense et prolongent leur prédiction plus avant dans le temps. Il deviendra roi, lui déclarent-elles, mais la suite de la dynastie sera assurée par la descendance de son compagnon et ami, Banquo, qui est témoin de la prophétie. Troublé de constater que la première partie de l’annonce s’est confirmée, Macbeth, aiguillonné par son épouse, s’attache à rendre vraie la partie qui reste. Tous deux assassinent Duncan, puis Banquo, qui pourrait nourrir des soupçons, mais échouent à tuer le fils de celui-ci. Les deux fils de Duncan s’enfuient, ainsi que le comte de Fife, Macduff, qui a découvert le corps du roi. Une seconde prédiction annonce à Macbeth que seuls deux événements sont un motif de crainte pour lui : que la forêt voisine de Birnham se mette en marche et qu’il ait à se battre contre un homme non né d’une femme. Tandis que Lady Macbeth, que le poids de ses crimes obsède, sombre dans la folie, l’armée levée par Macduff et tous les opposants à Macbeth s’approche, camouflée derrière les branches coupées des arbres de la forêt de Birnham, réalisant la première partie de la prophétie. Dans le combat singulier qui oppose Macbeth à Macduff, Macbeth apprendra que celui-ci, né par césarienne, n’est donc pas « né d’une femme ». Son destin est scellé. La prophétie s’est accomplie, sans que l’on sache si c’est elle qui guide le cours des événements ou si Macbeth est victime de sa propre croyance.
Une légende noire enracinée dans son temps
Macbeth est la pièce la plus courte des grandes tragédies que Shakespeare crée à l’orée du XVIIe siècle, période à laquelle on situe la création de la pièce, sans date exacte. Elle est aussi l’une des plus noires et des plus hantées. Les saynètes humoristiques qui introduisent des intermèdes comiques dans nombre de ses autres drames sont ici absentes et tout fonctionne comme si l’auteur avait rassemblé, dans un condensé emporté et furieux, les thèmes récurrents qui traversent l’ensemble de son œuvre. Comme nombre de pièces de Shakespeare, Macbeth mêle contexte historique et fiction, rappelant ici l’actualité et l’esprit du temps, mâtinés de superstition. On peut y déceler une référence au roi Jacques VI d’Écosse, contemporain du dramaturge, qui deviendra roi d’Angleterre sous le nom de Jacques Ier. Fasciné par la magie, le roi éprouve une grande crainte à l’égard de la sorcellerie, à laquelle il impute un accident qui lui est survenu en mer. Il assistera à nombre de procès de sorcières. L'actualité fournit donc un climat favorable à l'apparition de ces thèmes au théâtre. En ces temps troublés, l'image du désordre et du chaos traverse toute la littérature baroque.
Le destin de la pièce fait le reste en matière de noirceur. Les premières représentations sont marquées du sceau d’une fatalité tragique. Le comédien qui incarne Lady Macbeth meurt soudainement, obligeant, dit-on, Shakespeare à le remplacer lui-même. Quant à Duncan, il tombe sous les coups d’un véritable poignard qui remplace l’accessoire inoffensif prévu pour la pièce. Ainsi naît la légende de la « Pièce écossaise » dont prononcer le nom véritable porte malheur. Enracinée dans le venin des croyances irraisonnées, l’action dramatique suit le cours de jours plus sombres que la nuit, qui ensevelissent la terre dans un manteau de ténèbres.
Un accent mis sur le couple Macbeth
Écartant toute référence au contexte historique, Silvia Costa choisit d’explorer les ombres qui accompagnent les silhouettes de Macbeth et de son épouse dans un cheminement qui mêle appétit du pouvoir, regard sur leur couple et vertiges de la superstition et de la folie. La scénographie et le décor éclairent les choix de la metteuse en scène. Un immense anneau royal, de quatre mètres de diamètre, surplombe les personnages avant de descendre progressivement des cintres pour matérialiser la place qu’occupe la course au pouvoir que Macbeth entreprend. Il l'enfermera dans son cercle, une fois le personnage devenu roi, symbolisant la prison dans laquelle celui-ci s’engage. C’est aussi de l’espace qu’il définit que tomberont les armes avec lesquelles les Macbeth perpètreront leur forfait.
Un roman noir aux couleurs éclairantes
Un décor gothique rappelant le roman noir anglais – on pense au Moine de Lewis – figurera ensuite le palais de Macbeth où se délite la raison de Lady Macbeth et où s’invite le fantôme de Banquo. Il évoque davantage le lieu silencieux et sombre d’un couvent que le palais d’un roi. Les couleurs et leurs absences jouent ici à plein. Excepté l’habit tout en dorures du roi Duncan, c’est le noir qui domine, traversé du rouge qui matérialise le bain sanglant qui imprègne la pièce. C’est le rideau rouge sang qui inaugure le cycle des meurtres. Le rouge est la couleur de la robe de Lady Macbeth que le manteau habille de noir et celle de la chemise de son époux, une fois ses forfaits perpétrés. Seule entorse à cet univers endeuillé et sanglant, Macduff, le « pur », porte une longue robe blanche et son apparition revêt un caractère christique.
Le jeu du double
Silvia Costa s’attache à révéler la complexité des rapports qui lient les époux Macbeth. L’un possède ce que l’autre n’a pas. Janus à deux faces, ils se complètent mutuellement. Lorsque Lady Macbeth pousse son époux à démesurer son ambition, c’est la bouche ouverte qu’il boit ses paroles. Lorsqu’il hésite à s’engager sur la voie du meurtre, c’est elle qui prend les choses en main. Si Macbeth porte le coup fatal à Duncan, c’est elle qui barbouille les gardes de sang pour les faire accuser, elle encore qui commandite l’assassinat de Banquo. Ils sont les deux faces d’une même médaille et la mise en scène révèle ce glissement de l’un(e) à l’autre dans une séquence où chacun des deux époux, à tour de rôle, se place devant l’autre dans un chassé-croisé où ils font cause commune. S’il frappe, c’est elle qui cherche à effacer la tache de sang sur ses mains, et s’il est hanté par les fantômes de ses meurtres, c’est elle qui en porte la charge et se suicide.
La stérilité de l’ambition
Lady Macbeth use de tous les expédients pour convaincre son époux. Elle n’hésite pas à jouer les prostituées pour parvenir à ses fins, pas plus qu’elle ne tergiverse à mentir quand le mensonge lui paraît nécessaire. Pour inciter Macbeth au meurtre de Banquo et de sa famille, elle s’inventera une grossesse inexistante. Parce que la descendance, c’est le prolongement, le devenir dont Macbeth est privé dans la prophétie des sorcières. Shakespeare, symboliquement, a rendu le couple stérile, non seulement comme un ressort dramatique mais aussi pour révéler le vide que recouvre cette quête du pouvoir. La stérilité du couple est le signe d’une forme de punition divine, une revanche de la nature sur les actes contre nature commis par lui. Elle représente la finitude, l’inanité de leur action au regard du temps. La relation enténébrée des Macbeth ne peut conduire qu’à l’anéantissement.
Un sabbat fantasmatique et fantasmé
Silvia Costa laisse autour des sorcières planer un doute. Si elle leur accorde un semblant de réalité en les faisant apparaître sur un véhicule insolite qui tient du fauteuil roulant ou de la bicyclette en même temps qu’il évoque la roue du supplice ou celle de la fortune, elle les situe le plus souvent en voix off, démultipliées dans l’espace, en sorte qu’on ne puisse déterminer si elles sont réelles ou imaginaires. Cet environnement de chuchotements insistants, venus de partout, est comme la résonance inconsciente des ambitions inexprimées de Macbeth. Elles lui susurrent à l’oreille ce qu’il voudrait entendre en même temps qu’elles le déresponsabilisent des monstruosités qu’il commet. Il s’invente un Destin contre lequel il ne peut lutter. En faisant porter aux comédiens qui incarnent les sorcières tous les rôles – messager, portier, assassins – qui déclenchent l’action, Silvia Costa renforce cette ambiguïté, ce flottement entre le réel et l’imaginaire, les éléments objectifs qui composent l’histoire et les projections qui en résultent, le dehors et le dedans.
Dans les chambres de la folie
C’est du côté de l’hallucination que fait pencher la balance de la mise en scène. L’environnement sonore créé autour de Macbeth renforce cette omniprésence du fantasme dans le cours de la pièce. Fait de bribes discordantes, de craquements, de grattements, de « salissures » sonores volontaires, désagréables à l’oreille, il installe une atmosphère d’anormalité persistante, de malaise qui forme l’écrin dans lequel se débattent les personnages. Dans ce climat d’étrangeté où les morts réapparaissent sous forme de masques grimaçants comme Duncan et Banquo au banquet de Macbeth, la frontière entre le réel et l’imaginaire devient poreuse. On ne sait plus si on navigue dans les projections inconscientes d’Hamlet ou si, comme Shakespeare le laisse supposer, la Nature confrontée au chaos se venge.
Une beauté plastique certaine dans une mise en scène non exempte de lourdeurs
Il y a une incontestable beauté plastique dans la mise en espace de cet univers tout en symboles d’où la pureté a été bannie, dans ce monde qui marche à l’envers, qui n’est plus que désordre et obscurité. Fallait-il cependant, pour manifester cette a-normalité, enfermer le jeu des comédiens dans une certaine artificialité en leur faisant adopter un vocabulaire gestuel millimétré mais presque mécaniste qui rappelle les traditions extrême-orientales et dans lequel ils ne semblent guère à l’aise ? Ce langage de sourds-muets inventé et raide forme un contrepied inutile pour se démarquer du naturalisme et dessert l’atmosphère hallucinée et délétère dans laquelle la pièce s’enfonce. La durée trop grande des plages de bruits musicalisés qui ponctuent le cours du spectacle étire de son côté la pièce en longueur sans lui apporter de supplément d’intérêt. Enfin, le focus mis par le spectacle sur le couple Macbeth minore et « mange » l’une des thématiques privilégiées du théâtre de Shakespeare : l’idée d’un chaos créé par la société des hommes, d'une rupture dans l'ordre des choses qui provoque la colère de la nature. Un thème qui nous touche cependant fortement et qui résonne dans les dystopies qui s’installent aujourd’hui sur le devant de la scène. La pièce n'en demeure pas moins fascinante et la mise en scène une proposition intéressante dans son exploration revendiquée des profondeurs de l'âme du couple Macbeth.
Macbeth d’après William Shakespeare traduction Yves Bonnefoy
S Adaptation, mise en scène et scénographie Silvia Costa S Dramaturgie Simon Hatab S Scénographie Michele Taborelli S Costumes Camille Assaf S Lumière Marco Giusti S Musique originale et son Nicola Ratti S Assistanat à la mise en scène Alison Hornus S De l’académie de la Comédie-Française Assistanat à la mise en scène Mathilde Waeber, Assistanat à la scénographie Dimitri Lenin, Assistanat aux costumes Alma Bousquet, Assistanat au son Ania Zante S Avec Alain Langlet (Duncan, roi d’Écosse et un vieil homme), Julie Sicard (Lady Macbeth), Pierre-Louis Calixte (Macduff), Suliane Brahim (Sœur fatale, un capitaine et un assassin), Jennifer Decker (Sœur fatale, un portier et un assassin), Julien Frison (Sœur fatale, un messager et un assassin, en alternance avec Birane Ba), Noam Morgensztern (Macbeth, général), Birane Ba (Sœur fatale, un messager et un assassin, en alternance avec Julien Frison), Clément Bresson (Banquo, général) voix de l’Enfant Marceau Adam Conan S Décor et costumes réalisés dans les ateliers de la Comédie-Française S Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique Remerciements M.A.C. Cosmetics et Champagne Baron de Rothschild S Durée 2h10 sans entracte
Du 26 mars au 20 juillet 2024 en matinée à 14h, en soirée à 20h30
Comédie-Française, Salle Richelieu – Place Colette, 75001 Paris
Rés. 01 44 58 15 15 www.comedie-francaise.fr