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Arts-chipels.fr

L’Opéra de quat’sous. Tous pourris ! Un Brecht d’hier et d’aujourd’hui…

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Entre références aux années 1920 et « message » contemporain, Thomas Ostermeier nous offre une réjouissante ballade au pays de Mackie mais pas que. On y retrouve la virulence novatrice de la musique de Kurt Weill, mille fois fredonnée et reprise, et la satire burlesque et acide d’une société qui part par tous les bouts.

À l’entrée dans la salle, la scène est ouverte au regard. Un enchevêtrements d’éléments laissés là en désordre, passerelle, guindes, filins, projecteurs en attente d’installation, cartons pliés, accessoires et ce qu’on imagine représenter un canon. Quelques formes métalliques aux géométries simples – carré, triangle, cercle – sont suspendues dans les cintres. Des micros sont dressés à l’avant-scène. Seule entorse à la neutralité des éléments, à jardin, une petite lampe éclaire un bureau. Un ruban de plastique rouge et blanc et une barrière pliante de mêmes couleurs indiquent un chantier en cours. La représentation démarrera lorsque les techniciens les auront ôtés et poussé le praticable. L’heure est au making off qui évoque le créateur du spectacle, le personnage Bertolt Brecht, l’auteur de génie, « emprunteur » du travail des autres et amateur de voitures de course, le cigare à la bouche. Mais il n’est pas tout seul. Le metteur en scène ajoute son grain de sel à un texte qui choisit déjà de s’adresser délibérément au public, comme au music-hall. Une fable qui emprunte dès l’abord au cabaret avec la « Ballade de Mack-la-Lame », où l’interprète vient s’encadrer sous les sunlights.

© Jean-Louis Fernandez

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Entre Peachum et Mack-la-Lame

L’histoire a été maintes fois contée – plus de 10 000 représentations en Europe dans les cinq années qui ont suivi sa création en 1928, et une traduction en dix-huit langues. Deux malfrats, sévissant prétendument dans les bas-fonds de Londres, se disputent la mainmise sur leur quartier. Le premier, Peachum, règne sur une armée de mendiants « professionnels » qu’il forme et déguise pour prélever une dîme sur leur travail. Le second, Macheath, apache version anglaise, règne sur un gang ; il fait dans le tire-laine et joue du couteau. Les ingrédients du thriller sont en place. Ce qui déclenche les hostilités, c’est le mariage secret que contractent Polly, la fille de Peachum, et son concurrent dans le crime, Macheath, par ailleurs déjà marié – mais il n’en est pas à un mariage près. La tête de ce dernier étant mise à prix, on ajoute un peu de piment en plaçant sur sa route des femmes jalouses et voici notre homme pris et condamné à la pendaison malgré l’aide du chef de la police, son partenaire en affaires et son ami. Les carottes semblent cuites lorsque la grâce royale jaillit du chapeau, assortie d’un anoblissement qui règle par un happy end invraisemblable cette comédie noire. À croire que bien mal acquis profite toujours…

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Noir c’est noir… mais dans la dérision

Ils sont plus vrais que nature et n’hésitent pas à forcer sur la note, les comédiens qui interprètent les personnages. Madame Peachum, la mère de Polly est inénarrable en vieille catin décatie à la voix éraillée d’avoir trop fumé. Peachum force sur le machiavélique qu’il enrobe dans une mimique clownesque et bon enfant de Parrain grotesque mais sans pitié. Tiger Brown, le « grand » flic corrompu, navigue avec entrain dans sa silhouette dégingandée qu’il met au diapason de chacun selon les besoins, entre la trahison et l’amitié. Quant à l’ingénue amoureuse, elle se mue à l’aise en chef de gang sans foi ni loi, qui ne dédaigne pas de laisser son « mari » aux mains de la Camarde. Pour les autres, le tableau n’est pas plus rose. Prostituées ou flic, par haine ou par goût du lucre, tous trahissent, vendent ou se vendent. Au milieu de tous, Mackie passerait presque pour un enfant de chœur, même s’il se sent un cœur à épouser toute la terre…

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Londres ? ou Berlin, la miséreuse ?

De Londres, on ne retiendra que le nom des quartiers, de ces rues qui sentent la misère, les expédients et le guet-apens, et cette hypothétique reine dont on fête le sacre. Pour le reste, on est clairement ailleurs, dans cette République de Weimar qui succède à la chute de l’empire allemand et où s’affrontent les conseils et organisations ouvriers et l’armée, qui soutient le gouvernement. C’est l’époque des fraîches scissions dans la classe ouvrière entre le SPD et le KPD, le Parti communiste, celle aussi de l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht. La crise monétaire de 1923 et son image de salaire transporté dans une brouette pleine de marks dévalués sont toutes proches. Fritz Lang, de son côté, a terminé Metropolis, un film de « science-fiction » qui met en scène la révolte d'une masse de travailleurs maintenus en esclavage contre une classe d'exploiteurs privilégiés. Ces références, elles traversent la mise en scène, explicitement ou par ricochet, au travers des projections qui émaillent le spectacle et forment l’arrière-plan devant lequel s’agitent les personnages.

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Un récit épique d’avant la « distanciation »

L’univers dans lequel baigne Brecht, c’est une Allemagne de tous les trafics, de tous les expédients. Le monde sulfureux de Grosz et de Kirchner, où vivre est survivre, quel qu’en soit le prix. Où la réalité apparaît fardée, où il faut jouer pour ne pas mourir, où tricher est une règle de survie. Un monde vérolé par l’argent où l’on vit à en perdre la raison pour oublier une existence inacceptable. C’est dans ce filet que sont pris les hommes et Brecht, qui n’est pas encore imprégné de marxisme, dénonce à travers ses personnages les trahisons et petites combines qui gangrènent la société du bas en haut de l’échelle. Personne n’est épargné et le discours critique est là. Il est accusation, incrimination. Derrière cette épopée de la misère se profile l’opposition entre les nantis et les autres. La question que pose Mack-la-Lame : « Qui est le plus nuisible ? Celui qui braque les banques ou celui qui les crée ? » place dos à dos bandits et bourgeois. Car c’est après cette respectabilité bourgeoise que courent les personnages, ces rebuts d’une société malade, les Peachum en étalant leur fortune dans le clinquant de leurs costumes ou dans l’espoir d’un « beau » mariage pour Polly, Macheath en organisant un mariage de pacotille dans une écurie où il voudrait que chacun soit présentable et offre le traditionnel cadeau aux mariés.

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L’aube d’un nouveau monde

Cette société en pleine déconfiture, Thomas Ostermeier en montre les échappatoires imaginées, les nouvelles voies. Elles sont, se référant à la date de la création de l’œuvre, celles de l’avant-garde russe – dont la mort sera définitivement actée par le stalinisme au début des années 1930. Elle charrie un appétit de renouvellement total, des formes esthétiques comme de la société. Les formes géométriques simples qui descendent des cintres citent les œuvres du constructiviste El Lissitsky. Les figures qui les animent renvoient au développement de la photographie, aux expérimentations auxquelles elle donne lieu en utilisant le négatif de la pellicule ou le positif du tirage, à l’usage du collage photographique dans l’affiche ou le décor, et du fragment recomposé pour dire le tout. Elles renvoient à l’utilisation du film positif ou négatif et au développement du cinéma – c’est seulement un an après, en 1929, que Dziga Vertov créera l’étonnant Homme à la caméra où le choix d’angles de vues insolites et le principe du montage en micro-séquences alternées dont le rythme crée un nouveau langage, consacrent la naissance d’un nouveau médium où homme et machine font corps. Elles rappellent également le travail de mise en scène de Vsevolod Meyerhold et sa conception de l’acteur à partir de la biomécanique, qui s’écarte de la conception psychologique du personnage. Au constructivisme qui offrira au Bauhaus de Dessau les bases d’une réflexion sur l’architecture fonctionnelle, Thomas Ostermeier ajoute la référence du suprématisme. Brecht imagine en effet que les songs qui rythment la pièce comme un commentaire portent un titre lisible par le spectateur. Ostermeier les met en scène en adoptant un affichage lumineux qui défile sur deux bandes disposées en croix, comme en rappel des croix suprématistes de Malevitch.

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Un opéra des gueux, un opéra du gueux

En intitulant sa pièce « Opéra de quat’sous » – en langue allemande « Opéra de trois groschen » –- Brecht prend de front la « noblesse » du genre de l’opéra. Son opéra est un opéra à l’envers. Reprenant la tradition des ballad operas du XVIIIe siècle anglais, des pièces musicales satiriques dont les textes étaient mis en musique sur des hymnes religieux, des mélodies populaires, des romances ou des opéras célèbres, la pièce emprunte son thème à l’Opéra du gueux (The Beggar’s Opera) de John Gay, créé en 1728. La musique n’hésite pas à piller Haendel ou Purcell. Ses « héros » sont des voleurs et des putains appartenant à la lie de la société. À la « noblesse » des personnages d’opéra, à leur langage choisi, il oppose la trivialité et la vulgarité du parler populaire. Pour couronner le tout, point de nobles sentiments : le thème de la corruption est central dans l’intrigue où « en toute circonstance, le voisin trompe son prochain » et la critique sociale s’y fait transparente. Dernière entorse aux codes de l’opéra ; les chanteurs qui interprèteront l’œuvre sont imaginés par Brecht non comme des chanteurs d’opéra mais comme des acteurs qui chantent, avec tous les défauts des voix de non-professionnels.

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Une musique à contre-opéra

La musique de Kurt Weill s’inscrit avec bonheur dans le même diapason critique et novateur. Le compositeur devient dans les années 1920 un artisan du renouveau des conceptions musicales en matière de théâtre comme d’opéra. Il n’a que vingt-huit ans – Brecht trente – lorsqu’il compose la musique de l’Opéra de quat’sous. Il pioche allègrement dans le choral luthérien, la musique d’opéra, le jazz, la chanson populaire et de cabaret. Il associe avec impertinence le jazz et la chanson populaire à des textes de portée morale et associe à l’inverse opéra et choral religieux à un contenu des plus bateau et convenu. Par le simple refus du choix d’un style, il s’inscrit en faux contre la lourdeur appuyée du drame impressionniste et la partialité excessive de l’expressionnisme comme dans l’unité du « lyrisme » de l’opéra. Son parti pris éthique : le renversement des valeurs traditionnelles en jouant le bas contre le haut, le « banal » contre l’exceptionnel. Dans le même esprit, il préférera, à l’orchestre constitué, un orchestre réduit de multiinstrumentistes, nécessairement pas à un niveau d’excellence sur tous les instruments.

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Une inversion systématique des codes

Ainsi, dans ce monde aux règles du jeu irrémédiablement détruites, dans lequel les criminels aisés singent la bourgeoisie tandis que les valeurs esthétiques et sociétales vacillent, laissant place à un monde nouveau, le bordel devient le modèle, la corruption l’aune et la « graille » devance la « morale ». Les traditions sont sens dessus-dessous. Le monde devient une gigantesque farce tragique et ses clowns, « qui aimeraient bien avoir l’air mais qui ont pas l’air du tout », pour reprendre Jacques Brel, s’agitent devant nos yeux sous un bombardement d’images décollées du simple contexte constructiviste. C’est au triomphe du non-sens, à une mise à mort noyée dans le rouge sang qui envahit les écrans que nous convie Thomas Ostermeier. Une exécution surréaliste et joyeuse qui a à voir avec notre temps.

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L’Opéra de quat’sous

S Texte de Bertolt Brecht S Musique de Kurt Weill avec la collaboration d’Elisabeth Hauptmann S Traduction Alexandre Pateau S Adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier S Direction musicale Maxime Pascal S Avec la troupe de la Comédie-Française Véronique Vella (Celia Peachum), Elsa Lepoivre (Jenny, dite la Tripoteuse), Christian Hecq (Jonathan Jeremiah Peachum), Nicolas Lormeau (Robert, dit la Découpe, et Smith, premier officier de police), Stéphane Varupenne ou Benjamin Lavernhe (Londres), Birane Ba (Macheath), Claïna Clavaron (Lucy, fille de Brown), Nicolas Chupin (Jacob, dit Coco-la-Pince), Marie Oppert (Polly Peachum), Sefa Yeboah, Jordan Rezgui et le chœur et l’orchestre Le Balcon S Dramaturgie et collaboration artistique Elisa Leroy S Scénographie Magdalena Willi S Costumes Florence von Gerkan S Lumières Urs Schönebaum S Vidéo Sébastien Dupouey S Son Florent Derex S Chorégraphie Johanna Lemke S Conseil à la diversité Noémi Michel S Assistanat à la mise en scène Dagmar Pischel S Assistanat à la direction musicale Alphonse Cemin S Assistanat à la scénographie Ulla Willis S Assistanat aux costumes Mina Purešić S Assistanat aux lumières François Thouret S Assistanat à la vidéo Romain Tanguy S Assistanat à la chorégraphie Rémi Boissy S Chef de chant Vincent Leterme L’opéra de quat’sous, d’après The Beggar’s Opera de John Gay, a été créé le 31 août 1928 au Schiffbauerdammtheater de Berlin S Nouvelle production Comédie-Française – Festival d’Aix-en-Provence 2023 S Avec le généreux soutien d'Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique et le soutien de la Fondation pour la Comédie-Française S Ce spectacle a été présenté au Festival d'Aix-en-Provence du 4 au 24 juillet 2023

Comédie-Française, salle Richelieu – Place Colette, 75001 Paris

www.comediefrancaise.fr 01 44 58 15 15

En alternance du 23 septembre au 5 novembre 2023, matinées à 14h, soirées à 20h30

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