29 Septembre 2023
Ce spectacle qui mêle la musique des Dakh Daughters à la dernière œuvre théâtrale, inachevée, de Pirandello, offre une transmutation inattendue, baroque et poétique, de la vision d’un auteur qui fit du théâtre le centre de sa réflexion sur la vie.
Le rideau qui se lève dévoile le paysage d’un monde en ruine. Des vitraux déglingués dans le style des années 1930 rappellent, comme en clin d’œil, la datation de cette ultime pièce de Pirandello, entreprise dès 1929 et restée inachevée à la mort de l’auteur, en 1936. Comme pour enfoncer le clou, le portrait de l’auteur trône sur un pilier. Côté cour, c’est une scène qui se dresse. Dépourvue de rideau, fatiguée, avec ses montants en partie effondrés. Un peu de velours rouge est demeuré accroché aux restes, comme pour témoigner d’une splendeur passée. On entre de plain-pied dans cette vision du théâtre dans le théâtre que Shakespeare, Corneille et Lope de Vega, avant Pirandello, ont explorée. Un internationalisme atemporel que le voyage qui nous est proposé adopte lui aussi sur ces chemins buissonniers qui mêlent l’italien à l’ukrainien et au français.
D’une marginalité à l’autre
Les hôtes de ces lieux sont des squatters, des musiciennes retirées du monde qui ont trouvé refuge sur cette île abandonnée des hommes. À l’écart de la société, elles se sont construit un univers où musique et poésie animent une abbaye de Thélème où l’on vit sans chercher à prouver quelque chose, où les rêves et l’imaginaire circulent à l’air libre et où le temps, jamais mesuré, ne s’écoule pas. La villa « Scalogna » (« la Malchance » ou « la Poisse ») abrite un groupe hétérogène d’exclus volontaires, rassemblé autour d’un marionnettiste et maître de cérémonie volontiers taquin et haut en couleurs que le spectacle conjugue au féminin. Les intrus ne sont pas les bienvenus dans cette société autarcique qui a pour règles de n’en avoir pas, et ils sont immédiatement éjectés. Mais voici justement que des étrangers font irruption. Une troupe de théâtre décimée dont les quelques membres restants cherchent, en dépit de tout, un lieu pour jouer. D’une marginalité à l’autre le pas est franchi, la communication établie. Mais les Géants, qui veillent aux portes de ce monde à part, ne l’ont pas oublié. Le retour de bâton se profile…
Une pièce caméléon
Les mises en scène de la pièce nous en apprennent autant sur le projet de Pirandello que sur la mise en situation de la pièce au moment de sa représentation. Présentée pour la première fois en 1937 dans les jardins du Boboli à Florence, c’est d’abord sa magie et son onirisme qui sont privilégiés par les interprétations italiennes, ce lâcher-prise d’une parole qui prend son essor dans le champ poétique dans lequel Giorgio Strehler reconnaîtra une « projection théâtrale de la conscience ». Les mises en scène françaises interrogeront la place du théâtre dans la société et le pouvoir du théâtre d’agir sur le monde. Dans une approche historiciste, telle celle de Lavaudant, elles mettront l’accent sur la critique du fascisme, présente dans la menace que font peser les Géants sur cette communauté « libre ». Pirandello, qui a adhéré au Parti fasciste en 1924, prend ici ses distances avec Mussolini en dénonçant un monde moderne pourri jusqu’à la moelle par l’argent et le pouvoir. Bernard Sobel y verra une métaphore de la misère des conditions du théâtre contemporain tandis que Laurent Laffargue se concentrera sur l’acteur.
L’exploration du mythe de l’art
Pirandello voyait dans sa pièce l’évocation du « mythe de l’art ». « Tragédie de la Poésie dans la brutalité du monde moderne », les Géants de la montagne sont avant tout une pièce emblématique, qui interroge le pouvoir de l’illusion théâtrale, et où le critique et historien du théâtre Bernard Dort a vu le symbole de la mise en scène moderne. L’absence de fin – peut-être due à l’hésitation de Pirandello quant au message destiné à clore la fable – qui permet à chacun des metteurs en scène d’inventer la sienne propre, renforce d’autant plus la liberté de chacun d’y inscrire sa propre vision, ce que fera Stéphane Braunschweig en donnant à l’auteur la possibilité de défendre sa Fable du fils échangé, interdite par Mussolini dès la seconde représentation en 1934, qui renvoie dos à dos un enfant royal, maladif et difforme, auquel on substitue son double beau et bien portant, d’origine plébéienne. L’exaltation par Pirandello d’une Sicile agraire et quelque part pétrie d’un savoir immémorial, contre la « brume amère » d’un Nord hérissé d’« architectures de fer » pouvait sonner comme une provocation aux yeux du pouvoir fasciste.
Dans les méandres de l’Être
La diversité des interprétations et la réapparition périodique des représentations de la pièce manifestent la fascination qu’exerce la pièce sur le monde du théâtre et sur le public. Elle tient au caractère intemporel des interrogations qui y sont développées, et peuvent trouver à chaque époque une correspondance, une résonance. Spectacle miroir dans lequel le théâtre se regarde, il renvoie aussi aux ambivalences entre le théâtre et la vie développées en particulier à l’époque baroque. La vie est-elle un théâtre où nous nous agitons tels des pantins, manipulés, peut-être, par un Deus ex machina aux formes multiples ? La vie est-elle réelle ou n’est-elle que la projection que nous nous fabriquons de la réalité ? Où se situer et, d’une certaine manière, qui sommes-nous ? Ce qu’une certaine image fait de nous ou ce que nous rêvons ?
Les réponses de Lucie Berelowitsch
Lucie Berelowitsch choisit de ne pas choisir, de nous laisser faire le tri dans toutes les pistes qui partent de la pièce, apporter notre propre interprétation à un spectacle qui fait du chaos une matière vive et productive, de la prolifération en apparence anarchique une liberté de choix. Elle nous piège dans les personnages, leurs marionnettes et leurs masques, les transforme en Janus multi-têtes ouvrant un champ de possibles. À la manière d’un Tadeusz Kantor déréalisant ses acteurs dans une virée sauvage qui les transforme en fantômes, en ombres d’humains pris dans la nasse d’un jeu qui leur échappe, elle débranche nos repères. Le pas lourd de ces géants qui hantent la pièce, ce pourrait être aussi bien le tir des lacrymogènes qui rythme les manifestations que l’écho des explosions, quelque part en Ukraine, qui résonne dans nos consciences comme en arrière-plan des chansons des Dakh Daughters.
Éloge de la vitalité du désordre. Le baroque au cœur.
Le décor joue sa partition dans l’évocation de ce monde chaotique où réalité et illusion sont si entremêlées qu’il devient difficile de les distinguer. La musique très puissante, vibrante et poétique des Dakh Daughters mêle sonorités folkloriques, rocks aux discordances éloquentes et chants choraux rappelant les mélopées aux harmonies splendides de la liturgie religieuse. Le concentré d’énergie et de force qui nous explose à la figure a des allures de lutte pour la survie en même temps que d’affirmation de la beauté et du pouvoir salvateur de l’art. L’ensemble est baroque, post-moderne dans le mélange des références, improbable, mouvementé. La présence des Dakh Daughters dans ce paysage dévasté renvoie avec acuité à notre actualité. Au point même qu’elle dévore quelque peu l’ensemble du spectacle et fait passer le voyage des comédiens et le triple emboîtement du théâtre dans le théâtre au second plan, les rendant, d’une certaine manière, plus anecdotiques. Cela n’ôte cependant rien à la vitalité qui se dégage et au mouvement qui offre, dans la multiplicité des interprétations possibles, toute sa richesse au spectacle. La dimension d’un insaisissable et polymorphe mythe de l’art…
Les Géants de la montagne – Mria. D’après l’œuvre de Luigi Pirandello
Un spectacle en français et ukrainien, surtitré en français.
S Mise en scène et adaptation Lucie Berelowitsch S Avec les Dakh Daughtersn, Natacha Charpe-Zozul, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina & Jonathan Genet, Marina Keltchewsky, Thibault Lacroix, Baptiste Mayoraz, Roman Yasinovskyi S Musique Dakh Daughters (Natacha Charpe, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomia Melnyk, Anna Nikitina) & Vlad Troitskyi avec Baptiste Mayoraz S Scénographie & accessoires Hervé Cherblanc, assisté de Clara Hubert et Ninon Le Chevalier S Assistanat à la mise en scène et dramaturgie Hugo Soubise S Traduction Irina Dmytrychyn, Macha Isakova et Anna Olekhnovych S Collaboration à la création lumière Anne Vaglio S Sonorisation Mikael Kandelman S Costumes Caroline Tavernier, assistée de Sarah Barzic S Conception des pantins Natacha Charpe-Zozul & Ateliers du Théâtre de l’Union S Construction du décor Ateliers du Préau & du TNBA S Création janvier 2023 S Production Le Préau CDN de Normandie-Vire S Coproduction TNBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin Le Meta – CDN de Poitiers Nouvelle-Aquitaine Scène nationale du Sud-Aquitain DSN – Scène nationale de Dieppe Le Tangram – Scène nationale d’Evreux La Communauté d’Agglomération Mont Saint-Michel – Normandie S Avec le soutien de L’Institut français et du ministère de la Culture, de la Chartreuse de Villeneuve Lès Avignon, du Dakh Theatr – Kiev Ukraine S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National. Durée 1h45
Du 10 au 13 janvier à 19h30
Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine - 3 Pl. Pierre Renaudel, 33800 Bordeaux
Rés. 05 56 33 36 80
TOURNÉE
Vire l Préau CDN de Normandie – Vire l 7 octobre 2023
Draguignan l Théâtres en Dracénie l 13 octobre 2023
Martigues l Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues l 19 octobre 2023
Bayonne l Scène nationale du Sud Aquitain l 15 et 16 novembre 2023
Dieppe l DSN, Scène nationale de Dieppe l 23 et 24 novembre 2023
Limoges l Théâtre de l’Union – CDN du Limousin l 20 et 21 décembre 2023
Evreux l Tangram, Scène nationale d’Evreux l 11 janvier 2024
Poitiers l Meta - CDN de Poitiers Nouvelle-Aquitaine l 19 et 20 janvier 2024 (reportées sur 2024/2025)
Thionville l NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est l Les 25 et 26 janvier 2024
Les Géants de la montagne – Mria. D’après l’œuvre de Luigi Pirandello
Un spectacle en français et ukrainien, surtitré en français.
S Mise en scène et adaptation Lucie Berelowitsch S Avec les Dakh Daughtersn, Natacha Charpe-Zozul, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina & Jonathan Genet, Marina Keltchewsky, Thibault Lacroix, Baptiste Mayoraz, Roman Yasinovskyi S Musique Dakh Daughters (Natacha Charpe, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomia Melnyk, Anna Nikitina) & Vlad Troitskyi avec Baptiste Mayoraz S Scénographie & accessoires Hervé Cherblanc, assisté de Clara Hubert et Ninon Le Chevalier S Assistanat à la mise en scène et dramaturgie Hugo Soubise S Traduction Irina Dmytrychyn, Macha Isakova et Anna Olekhnovych S Collaboration à la création lumière Anne Vaglio S Sonorisation Mikael Kandelman S Costumes Caroline Tavernier, assistée de Sarah Barzic S Conception des pantins Natacha Charpe-Zozul & Ateliers du Théâtre de l’Union S Construction du décor Ateliers du Préau & du TNBA S Création janvier 2023 au TnB Bordeaux en Aquitaine S Production Le Préau CDN de Normandie-Vire S Coproduction TNBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin Le Meta – CDN de Poitiers Nouvelle-Aquitaine Scène nationale du Sud-Aquitain DSN – Scène nationale de Dieppe Le Tangram – Scène nationale d’Evreux La Communauté d’Agglomération Mont Saint-Michel – Normandie S Avec le soutien de L’Institut français et du ministère de la Culture, de la Chartreuse de Villeneuve Lès Avignon, du Dakh Theatr – Kiev Ukraine S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Durée 1h45
TOURNÉE
Vire l Préau CDN de Normandie – Vire l 7 octobre 2023
Draguignan l Théâtres en Dracénie l 13 octobre 2023
Martigues l Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues l 19 octobre 2023
Bayonne l Scène nationale du Sud Aquitain l 15 et 16 novembre 2023
Dieppe l DSN, Scène nationale de Dieppe l 23 et 24 novembre 2023
Limoges l Théâtre de l’Union – CDN du Limousin l 20 et 21 décembre 2023
Evreux l Tangram, Scène nationale d’Evreux l 11 janvier 2024
Poitiers l Meta - CDN de Poitiers Nouvelle-Aquitaine l 19 et 20 janvier 2024 (reportées sur 2024/2025)
Thionville l NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est l Les 25 et 26 janvier 2024