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Arts-chipels.fr

Cunningham. Un monument de la danse contemporaine en 3D.

Cunningham. Un monument de la danse contemporaine en 3D.

Le Festival d’automne, en 2019, a commémoré le centenaire de la naissance de Merce Cunningham par nombre de spectacles. Le film créé et réalisé par Alla Kovgan apporte un passionnant complément au portrait du chorégraphe qui « inventa » la danse contemporaine.

Le film d’Alla Kovgan se focalise sur les trente premières années de la carrière de Cunningham, de 1942 à 1972, ces « années d’apprentissage » où se forme l’écriture du chorégraphe, où se définissent sa démarche et ses partis pris. Celles aussi où la compagnie forme comme une famille, voyageant en minibus pour porter d’un coin à l’autre des États-Unis cette parole graphique dérangeante du corps pour lui-même à l’intérieur de la chorégraphie. Suivront les années de la « maturité », où Cunningham devient un « père » pour la compagnie et non plus un camarade de scène, la fixation d’une écriture, une forme d’establishment qu’offrira la Merce Cunningham Company.

Changelings © Richard Rutledge

Changelings © Richard Rutledge

Du « moi profond » à l’event

Cunningham se forme d’abord chez Martha Graham, l’une des papesses de la danse moderne. Elle prône le retour du corps à une vérité originelle, en contact avec les énergies anciennes, mythiques et naturelles. Le corps-medium retrouve et traduit les pulsions réprimées par le corps social. Cunningham s'en émancipe en 1945 pour créer ses propres solos avant de fonder, en 1953, sa propre compagnie. Il rejoint le Black Mountain College, véritable creuset de l’art contemporain marqué par l’enseignement de deux transfuges du Bauhaus, Anni et Josef Albers. Dans les années 1950, soupçonné d’être un nid de communistes, le College est en butte aux intrusions du maccarthysme – il fermera ses portes en 1957. Il n’en demeure pas moins un centre d’agitation des idées et de remise en cause artistique. En 1952, Cunningham y expérimente, sur la proposition de John Cage, un event, un happening connu comme le premier de l’histoire, inspiré par Antonin Artaud. Le public, au centre, est entouré par les intervenants : David Tudor joue du piano, Richards et Olson lisent des poèmes, Cunningham danse, un chien aboie, Rauschenberg projette des films au plafond. Franz Kline et lui ont peint le décor. Cette rencontre marquera le début d’une longue collaboration – et pour Cage et Cunningham un compagnonnage amoureux – qui consacrera cette indépendance des arts à l’intérieur même des spectacles.

John Cage, Merce Cunningham, Robert Rauschenberg © Douglas Jeffery-Victoria and Albert Museum

John Cage, Merce Cunningham, Robert Rauschenberg © Douglas Jeffery-Victoria and Albert Museum

Une histoire d’amitié et de complicité

Le film montre très bien la complicité des trois hommes et l’attachement de Merce Cunningham à ses relations avec les membres de sa compagnie. Rauschenberg décrit avec humour ses années avec la compagnie. « Nous n’avons que deux choses en commun : nos idées et notre pauvreté », dit-il en ajoutant : « Merce […] détestait les décors et les costumes ». Une gageure pour un plasticien... Rauschenberg demeurera cependant un peu plus de dix ans dans la compagnie en tant que resident designer. Quant à l’intimité entre Cage et Cunningham, qui tient un si grand rôle dans la vision du chorégraphe, elle reste secrète jusqu’en 1964, l’année où Rauschenberg quitte la compagnie. Merce ne cessera de solliciter des plasticiens comme Jasper Johns avec le même esprit d’indépendance entre musique, danse et univers plastique. En 1968, dans RainForest, Andy Warhol installe sur scène des coussins gonflés à l’hélium qui naviguent sur la scène au hasard des fluctuations de l’air pulsé projeté sur la scène et de l’air déplacé par les danseurs.

Suite for Five © Achtung Panda-Arsam International-chance Operations

Suite for Five © Achtung Panda-Arsam International-chance Operations

Vous avez dit « aléatoire » ?

Cunningham ne se contente pas de prôner l’indépendance de tous les arts à l’intérieur d’un même spectacle. Il en fait la matière même de la danse. Les « procédés de hasard » font irruption dans le spectacle. Il répertorie une gamme de mouvements puis jette les dés pour en définir l’ordre et la direction. « On ne peut penser, dit le chorégraphe dans le film, en termes de succession mais d’espace ouvert ». Sa conception de l’espace fait de chaque danseur un centre autonome, jouant sa propre partition dans un univers qui l’englobe et dans lequel, comme dans Summerspace, les danseurs se fondent. Parfois vêtus d’un justaucorps dont les couleurs assemblées forment le spectre lumineux, comme dans Second Hand, ils sont des électrons libres se mouvant au hasard de leurs nécessités corporelles dans un univers plastique et musical qui procède de même, aussi inclassables que le sort réservé au corps et au mouvement. L’étrangeté naît de références sans cesse biaisées, détournées. Certains mouvements pourraient sembler « classiques » n’était cette subtile distorsion du dos et cette élasticité demandée au corps qui le fait échapper à la rigidité de certaines formes, convenues, de la chorégraphie. À rebours des conceptions traditionnelles, Cunningham refuse de donner un sens à la danse. « Nous n’interprétons rien, nous présentons quelque chose. Donc l’interprétation appartient à celui qui regarde. » Et il ajoute ; « Je ne décris pas ma danse, je la fais ». Une attitude qui contredit son obsession à garder des traces, à constituer des archives et à transmettre.

Summerspace © MKO Malkshasyan

Summerspace © MKO Malkshasyan

Une recréation filmique

L’abondance des archives et des témoignages constitue évidemment l’un des très grands intérêts du film. Mais ce n’est pas le seul. Alla Kovgan ne se contente pas de filmer la danse, elle s’inscrit dans la démarche artistique de Cunningham et se propose de « traduire les idées de Merce en Cinéma, avec un ‘C’ majuscule » pour en faire une « expérience visuelle ». Elle repense la danse en termes cinématographiques. L’un des premiers solos de Cunningham, Idyllic Song (1944), est tourné dans un tunnel désert en Allemagne. Si pour Summerspace, elle recrée pour l’incruster dans la chorégraphie le décor tacheté de Rauschenberg qui enveloppe les danseurs et dans lequel leur costume, de couleurs identiques, se fond, ou qu'elle fait revivre le trouble engendré par l’effet miroir du plateau dans Second Hand, elle transporte Rune en pleine forêt, où les pins effilés jouent avec la chorégraphie parce que le thème repose sur l’idée de superposition. Elle va jusqu’à filmer les danseurs dans Intro sur la terrasse du bâtiment qui a abrité le studio Cunningham pendant près de quarante ans parce que Merce, dans ce spectacle, y développe l’idée de tomber.

Second Hand © Martin Misere

Second Hand © Martin Misere

Un défi technologique en même temps qu’artistique

Cunningham est tourné en 3D. La danse y acquiert un relief particulier. La troisième dimension introduit la profondeur et recrée la sensation d’espace. Elle fait entrer le spectateur dans le corps même de la représentation. Pour faire en sorte que notre cerveau assimile les informations livrées par la 3D, le rythme des œuvres est ralenti. Les longs plans ininterrompus révèlent l’action dans l’espace. Cette recréation va de pair avec une volonté de « fidélité » à Cunningham. Dans le film, c’est lui-même qui s’exprime, dans ses silences autant que dans ses sourires ou dans les quelques phrases qu’il lâche presque comme à regret, mais aussi à travers les quelques scènes où on le voit danser. S'y dévoile l'image d'un homme qui cherche toujours à pousser plus loin sa démarche mais peine parfois à la communiquer, qui sollicite des autres une participation active dont ils ne comprennent pas toujours les tenants et les aboutissants. Une des raisons, peut-être, des difficultés que rencontrera la compagnie dans les dernières années. 

Du côté du spectateur, le film déborde l'intérêt documentaire pour se poser en tant qu'objet esthétique singulier. Au-delà du personnage fascinant que fut Cunningham en tant que chorégraphe, cette immersion est non seulement une plongée dans une époque dont les expérimentations sont aujourd’hui partie intégrante de notre univers mais aussi une expérience visuelle qui vaut d’être vécue.

Intro © Achtung Panda-Arsam International-chance Operations

Intro © Achtung Panda-Arsam International-chance Operations

Cunningham, écrit et réalisé par Alla Kovgan

SORTIE EN SALLES LE 1ER JANVIER 2020

Directeur de la supervision des chorégraphies : Robert Swinston

Direction de la chorégraphie : Jennifer Goggans

Direction de la photographie : Mko Malkhasyan

Musique originale : Volker Bertelmann (Hauschka)

Les danseurs : Ashley Chen, Brandon Collwes, Dylan Crossman, Julie Cunningham, Jennifer Goggans, Lindsey Jones, Cori Kresge, Daniel Madoff, Rashaun Mitchell, Marcie Munnerlyn, Silas Riener, Glen Rumsey, Jamie Scott, Melissa Toogood.

Consultant au montage : Andrew Bird. Superviseur 3D : Sergio Ochoa. Montage : Alla Kovgan

Stéréographie : Joséphine Derobe. Conception des séquences d’archives : Mieke Ulfig. Costumes : Jeffrey Wirsing. Conception sonore et mix : Francis Wargnier. Ingénieur du son : Oliver Stahn

Production executive: Stephanie Dillon, Anna Goda, Oli Harbottle, Lyda E. Kuth, Andreas Roald. Production: Elizabeth Delude-Dix, Kelly Gilpatrick, Derrick Tseng

Coproducteurs : Dan Wechsler, Silvana Bezzola Rigolini, Annie Dautane, Gallien Chalanet Quercy. Productrice Associée : Laura Weber. Produit par : Helge Albers, Ilann Girard, Alla Kovgan

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