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Arts-chipels.fr

Hamlet / Fantômes. Les spectres baroques et trash de Kirill Serebrennikov.

Bertrand de Roffignac, August Diehl © Thomas Amouroux

Bertrand de Roffignac, August Diehl © Thomas Amouroux

Peu de pièces de théâtre ont, autant qu’Hamlet, fasciné les artistes. Kirill Serebrennikov convoque au chevet de l’œuvre les multiples raisons de cet engouement qui a traversé les âges. La musique de Blaise Ubaldini, composée dans un dialogue avec l’auteur s’accorde avec la symphonie barbare de cette assemblée de spectres.

Il y a dans Hamlet de la comédie et de la tragédie, des trucidements en tout genre et des histoires d’amour malheureuses, des femmes sacrifiées, des considérations philosophiques sur l’ordre du monde, le sens de la vie et la mise en accord des actes avec la pensée et, de surcroît, du théâtre dans le théâtre sur le théâtre du monde. Au-dessus de tout cela, il y a, en prime, la mort qui plane et se repaît de l’avalanche de cadavres que compte la pièce .C’est de tous ces thèmes que Kirill Serebrennikov s’empare pour construire son Hamlet et, partant, ce qu’il réveille en chacun de nous.

Judith Chemla © Thomas Amouroux

Judith Chemla © Thomas Amouroux

Un projet musical en même temps que dramatique

Au point de départ, il y a la proposition d’Olivier Py de donner à Hamlet la forme d’un spectacle de théâtre musical où musique, danse et vidéo trouveraient une place. Un projet immédiatement dévié par le désir de Kirill Serebrennikov de créer une œuvre qui prenne, d’une certaine manière, ses distances avec la pièce de Shakespeare, déjà traitée et retraitée un peu partout dans le monde. La suite, c’est cette exploration des mythes, questionnements et archétypes que renferme la pièce à travers une création dans laquelle écriture textuelle et composition musicale marcheront du même pas. Une réécriture de notre temps dans laquelle l’Ensemble Intercontemporain trouve une place naturelle.

Odin Lund Biron © Thomas Amouroux

Odin Lund Biron © Thomas Amouroux

Hamlet vu par Kirill Serebrennikov

Partir de ce que lui inspire Hamlet et des prolongements que la pièce et ses personnages engendrent en matière de réflexion forme donc le terrain d’exploration de Kirill Serebrennikov qui articule en dix tableaux les différents thèmes que la pièce met en jeu, les combinant et les recombinant à l’envi à travers des configurations qu’il invente. Ce qu’il met en avant, ce n’est pas Hamlet mais ses projections dans notre imaginaire, là où ces personnages vieux de plus de quatre siècles croisent notre temps.

Faisant fi de toute approche « pédagogique » qui retracerait les différentes péripéties de la pièce ou évoquerait le contexte dans laquelle elle avait été créée, l’auteur et metteur en scène prend pour principe que, la pièce étant connue et ses images emblématiques déjà fixées dans nos mémoires, c’est ailleurs qu’il va se situer. On retrouvera, d’un tableau à l’autre, les principaux personnages, les meurtres divers qui émaillent la pièce, les fantômes qui errent en dialoguant avec les vivants et toute la cohorte des « To be or not to be », des crânes et des considérations sur le mensonge et la trahison. Mais ils seront dans le désordre, convoqués par les variations que propose Kirill Serebrennikov.

En tête, il placera le théâtre, qui représente la source d’où tout découle et fermera la marche, bouclant la boucle, par le silence de l’art, bâillonné par le pouvoir. Dans l’intervalle, il règlera ses comptes avec les incarnations du pouvoir familial que sont les parents d’Hamlet, les fantômes qui hantent le personnage, l’amour, la peur qui paralyse l’action, la violence et toutes les figures d’Hamlet qui peuplent notre imaginaire.

Judith Chemla, Shalva Nikvashvili © Vahid Amanpour

Judith Chemla, Shalva Nikvashvili © Vahid Amanpour

Dans les ruines d’un monde

Un ancien palais sert de décor à cette déconstruction du mythe shakespearien que représente Hamlet. Un lieu clos qui n’est déjà plus que ruines pour un huis clos qui joue la joute et l’affrontement. Le plafond est en partie effondré. Il pleut à l’intérieur. Le tain du miroir qui trône sur la cheminée est piqué, oxydé. Les ouvertures ont été occultées. Seul vestige d’une splendeur passée, un piano à queue est recouvert d’un drap. Il résonnera encore, durant le spectacle, avec les restes de son histoire.

Dans ce décor de la désolation et de la décrépitude, la cheminée se fera linceul et le plancher, une fois les lattes ôtées, dévoilera le cimetière dans lequel les fossoyeurs jouent à se repasser les crânes comme s’ils étaient les balles d’un jeu macabre. La Mort traverse, bien sûr, tous les tableaux dans cette atmosphère de fin du monde.

Judith Chemla © Vahid Amanpour

Judith Chemla © Vahid Amanpour

Le bal des fantômes de la pièce de Shakespeare…

Les fantômes d’Hamlet sont venus là pour en découdre, entre personnages, se dire ce que la pièce contient mais qui n’a pas été exprimé. Hamlet se confronte à la figure obsédante d’un Père qu’il n’a jamais réussi à évacuer pour devenir lui-même et qui se dresse comme un vivant reproche. Les relations avec sa mère, la grande pécheresse qui a trahi son père et a abandonné son enfant pour régner auprès du meurtrier de son mari, ne sont pas plus simples et l’échange à fleurets non mouchetés entre la mère et le fils prend la forme d’un affrontement incarné par les deux faces du visage de Gertrude et de son corps qui ne cesse de présenter, d’un côté des jupes de femme et des cheveux longs, de l’autre la culotte et les cheveux courts d’Hamlet. Dans un ballet dont la véhémence va crescendo, la mère et le fils affrontent les doubles qu’ils sont l’un de l’autre.

Au jeu des démultiplications, Ophélie n’est pas en reste. Foin de la jeune fille angélisée qu’on pourrait attendre. C’est dans une longue diatribe pleine de colère qu’elle crie sa frustration de n’être rien, seulement un trou dans lequel s’engouffrent les hommes en lui déniant toute existence. Une deuxième Ophélie, muette celle-là, l’accompagne. Elle se révèlera être, dans sa mise à nu, un travesti.

Tous ont tombé le masque pour dévoiler la violence cachée derrière les maux, et pour cela utiliser les mots, la force du langage. Avec, au milieu d’eux un Fossoyeur goguenard qui, lui aussi, utilise les interstices du langage. « J’approfondis les tombes », dit-il en jouant sur le sens des mots.

Filipp Avdeev © Vahid Amanpour

Filipp Avdeev © Vahid Amanpour

… Et tous ces spectres sacrifiés

À ce bal macabre, dans le pot-pourri funèbre qui vient grossir la cohorte des victimes, participent d’autres sacrifiés sur l’autel du pouvoir et du meurtre et ils sont des artistes. Artaud éructe et tempête dans un environnement qui lui convient comme un gant que « nous sommes les enfants de la cruauté » alors que les images s’accumulent au fil des tableaux dans un désordre savamment organisé où la vidéo et la danse ont leur place. À ce banquet funéraire participe aussi Grotowski, qui fit d’Hamlet un juif torturé par les Polonais. Et, parmi les victimes, on trouve un Chostakovitch perdu, qui ne comprend pas, tout en le comprenant très bien, pourquoi le « petit père des peuples » Staline est sur le point de l’emprisonner. Il convoque à son tour Meyerhold dont l’approche « biomécaniste » de l’acteur et sa relation au constructivisme russe et au futurisme indisposent, ce qui lui vaudra une interdiction d’exercer avant d’être emprisonné.

Dans la réunion des Hamlet qui les rassemblera tous dans un amalgame des temps et des origines des personnages, un ballet mécanique, recomposant sans cesse des formes à partir de figures géométriques, à la croisée de la fantaisie du ballet dadaïste de Dudley Murphy et Fernand Léger, des ballets géométrisés et stylisés du Bauhaus et du constructivisme russe, traduira ces passages de témoin.

« Ma raison est empoisonnée par la haine », dit l’un des personnages, et elle transpire à grosses gouttes qui alimentent les eaux glauques où se débattent les personnages. Shakespeare débarque dans notre monde et ne nous fait cadeau d’aucune échappatoire, d’aucune mansuétude. Ses paroles, passées au filtre de la traversée du temps, prennent toute l’horreur de leur profonde nuit.

Bertrand de Roffignac, Nikita Kukushkin © Vahid Amanpour

Bertrand de Roffignac, Nikita Kukushkin © Vahid Amanpour

Une symphonie barbare, baroque et échevelée

La musique entre et sort, grimace, se tord au rythme frénétique et iconoclaste de la mise en scène. Tantôt interprétée directement sur le plateau, avec parfois l’apport de la voix, tantôt hors scène, dans la fosse, parfois dirigée par l’un des personnages qui en déclenche les coups de boutoir pour rythmer la dramatisation dans un concert d’apocalypse, elle apparaît aussi sombre que l’enfer dans lequel s’engloutissent les personnages.

Point ici de rattachement à un « style » de musique qui la rangerait dans une case mais une expression débridée qui se construit avec l’évolution dramatique et participe au maelström que propose cette ronde des sorcières des interprétations d’Hamlet. La seule exception notable concernera l’apparition de Dimitri Chostakovitch dont on entend alors un extrait de la Sonate pour piano N ° 2 en si mineur.

Une importance particulière est accordée par Blaise Ubaldini aux basses et aux sons graves, qui s’accordent avec le contenu du spectacle. Le trombone, la clarinette ou la contrebasse, avec l’apport de la basse électrique, concourent à enfoncer dans les profondeurs de la terre ces visions d’outre-tombe.

La vidéo participe aussi de cette déstructuration du discours qui l’apparente au cauchemar et en renforce la démesure, utilisant des gros plans, parfois assez gore, des visages des personnages, en montrant le négatif, comme l’envers et l’endroit, qui dialoguent parfois, d’une médaille déjà éclatée entre sa réalité et la projection qu’on fait d’elle. Parfois aussi elle fait place aux mots clés qui disent le chaos, la sauvagerie et la férocité en occupant toutes les parois du décor. Seul, encore une fois, Chostakovitch échappe à ce traitement. La vidéo se fait à ce moment presque documentaire et montre le compositeur à l’ombre de Meyerhold. Au jeu des images répond alors, sur scène, la musique jouée du compositeur.

Dans cet espace chaotique où Hamlet se tient en équilibre sur un crâne, où « Être ou ne pas être » revient en boucle obsédante, où le déséquilibre et le trop semblent la règle, le spectateur n’a d’autre choix que de perdre à son tour la raison, de cesser de chercher une linéarité dans ce parcours truffé d’images qui se heurtent et se télescopent sans cesse et se situent dans le registre de la vision. C’est au prix de l’abandon de nos points de repère qu’on pénètre dans cet univers plein de bruit et de fureur où la provocation et la violence sont les deux mamelles d’un chant aussi désespéré que rageur.

Aujourd’hui, le poison s’est fait radioactif et les massacres s’opèrent par drones interposés mais le monde n’a pas changé. Nous sommes, comme Hamlet, frappés d’immobilisme, conscients mais indécis, peinant à réprimer dans nos têtes le tumulte des attitudes contradictoires qui se fracassent les unes contre les autres.

Spectateur qui te présente sur le seuil, abandonne donc en entrant dans ces lieux tout espoir de trouver une solution. C’est dans la déflagration qui s’attaque à un monde en lambeaux qui ressemble furieusement au nôtre qu’il te faut tenter de survivre.

Hamlet Fantômes © Vahid Amanpour

Hamlet Fantômes © Vahid Amanpour

Hamlet / Fantômes
S Texte Kirill Serebrennikov S D'après William Shakespeare S Musique Blaise Ubaldini S Mise en scène, scénographie, costumes Kirill Serebrennikov S Direction musicale Pierre Bleuse, Yalda Zamani S Collaboration artistique à la scénographie Olga Pavluk S Costumes et masques Shalva Nikvashvili S Chorégraphie Konstantin Koval S Lumières Daniil Moskovich S Vidéo Ilya Shagalov S Son Julien Aléonard S Dramaturgie Anna Shalashova S Dramaturgie musicale Daniil Orlov S Surtitres Macha Zonina, Daniel Loayza S Traduction du texte en allemand Youri Rebeko S Administratrice artistique Alina Aleshchenko S Avec Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Judith Chemla, August Diehl, Nikita Kukushkin, Kristián Mensa, Shalva Nikvashvili, Daniil Orlov, Frol Podlesnyi, Bertrand de Roffignac S Avec les soliste de l’Ensemble Intercontemporain (musiciens supplémentaires identifiés par le signe *). Flûtes Sophie Cherrier, Emmanuelle Ophèle. Hautbois Philippe Grauvogel. Clarinettes Martin Adámek / Jérôme Comte, Alain Billard. Basson Paul Riveaux. Cors Jeanne Maugrenier, Jean-Christophe Vervoitte. Trompettes Lucas Lipari-Mayer, Clément Saunier. Trombones Lucas Ounissi, Geoffray Proye*. Tuba Nicolas Hohmann*. Percussions Gilles Durot, Aurélien Gignoux, Samuel Favre. Pianos Hidéki Nagano, Nanami Okuda*. Harpe Valeria Kafelnikov. Guitare Olivier Lété. Violons I Jeanne-Marie Conquer, Diégo Tosi. Violon II Hae-Sun Kang. Altos Odile Auboin/Claire Merlet*, John Stulz. Violoncelles Éric-Maria Couturier, Renaud Déjardin. Contrebasse Nicolas Crosse S Chœur Florent Baffi, Arthur Dougha, Léo McKenn (Ensemble La Marquise, dirigé par Lucie Rueda) S KIRILL & FRIENDS Company est soutenue par Leo Impact Establishment fondé par Leonid Boguslavsky S Nouvelle production du Théâtre du Châtelet S Coproduction avec Kirill & Friends Company S En français, anglais, allemand, russe (surtitré en français et en anglais) S Durée 3h20
Secrets d’une œuvre Présentation du spectacle 45
 min avant le début de la représentation, au Salon Diaghilev, les mardis et jeudis à 19h15
Bord de scène À l’issue de la représentation du dimanche 12 octobre

Du 7 au 19 octobre 2025 à 20h
Théâtre du Châtelet – 1, Place du Châtelet, 75001 Paris Rés. www.chatelet.com

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