16 Janvier 2025
Abdelwaheb Sefsaf tisse une fresque historique autour de révolutionnaires emblématiques des luttes sociales et anticoloniales du XlXe siècle. Pas si loin de notre actualité, un spectacle musical à la fois nostalgique et réjouissant.
Auteur, chanteur, comédien, metteur en scène, désormais directeur du Théâtre de Sartrouville-CDN, Abdelwaheb Sefsaf sort de son répertoire autofictionnel : on l’a vu dernièrement jouer en solo, entouré de trois musiciens, dans Si loin Si proche et Ulysse de Taourirt, un diptyque intime sur son enfance et l’histoire de son père, immigré kabyle. Pour autant, il n’abandonne pas le plateau et se donne le rôle de bateleur, à la tête d’une troupe de 7 musiciens et 8 acteurs. À lui les commentaires historiques, souvent humoristiques, entre les nombreux tableaux qui nous mènent d’un continent à l’autre, et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie. Au premier lever du grand rideau rouge – qui s’abaissera plusieurs fois au fil du spectacle pour permettre les changements de décor –, il nous transporte à l’Exposition universelle de 1889. La France célèbre alors son empire colonial en exhibant des « sauvages » venus des quatre coins du globe. Ici, on voit deux spécimens de Canaques, mâle et femelle, dansant dans des cages séparées, au son d’un orchestre et, au bout d’une pique, le crâne du « redoutable et cruel guerrier » Ataï. Sous les traits du docteur Jakobus X, auteur de L’Amour aux colonies, le narrateur cite les théories raciales de l’époque.
Broderies autour de trois révoltes populaires
« Rien de ce que vous allez entendre n’a été inventé. Les mots peut-être, mais pas les faits », prévient Abdelwaheb Sefsaf qui s’est appuyé sur une documentation considérable pour l’écriture de Kaldûn. En voici quelques dates clefs. 1871 : Commune de Paris réprimée dans le sang ; soulèvement de Mokrani dans la colonie algérienne. 1872 : déportations des insurgés algériens et de 3 800 communards en Algérie. 1878 : révolte mélanésienne contre l’accaparement des terres par les colons. Ataï, grand chef de Komalé, lance l’attaque contre Nouméa. Il est décapité à coups de sagaie. 1880 : alors que les communards bénéficient d’une loi d’amnistie, les Algériens du Pacifique, pour la plupart, finiront leur vie en Nouvelle Calédonie. Ils fonderont des familles sans donner à leurs descendants des prénoms musulmans, interdits par le pouvoir colonial.
Convergence des luttes
Par son titre, Kaldûn évoque Ibn Khaldoun, célèbre penseur arabe du XIVe siècle. Il n’en sera pas directement question ici, mais le personnage d’Aziz el Haddad, chef militaire des révoltés de Kabylie, fil rouge de cette histoire, pourrait être le digne héritier du philosophe voyageur. Son périple le mène de l’Algérie au pénitencier de Brest, de Nouméa à Sydney, de La Mecque à Paris où il mourut en 1895, dans les bras du communard Eugène Mourot. Déporté en même temps que Bou Mezrag El Mokrani, fils du Cheikh El Mokrani, leader kabyle du soulèvement contre les colonisateurs français, il voyage dans le même bateau que Louise Michel et d’autres communards. Tous les personnages de cette saga sont témoins de l’insurrection de Nouméa, menée par Ataï en 1878, et sévèrement réprimée. Louise Michel écrira : « Ataï lui-même fut frappé par un traître. Que partout les traîtres soient maudits ! » Sur l’Île des Pins, les relégués échangent leurs conceptions de la lutte des classes, leurs analyses de la colonisation. L’occasion de mettre en commun leurs combats contre les injustices sociales et le pillage des terres coloniales, et d’affirmer leur foi en des lendemains qui chantent. On entend quelques discours enflammés de Louise Michel pendant la Commune: « Un millier de citoyennes comme moi et la révolution sera faite. Du courage donc, quittez la faiblesse de votre sexe, rangez-vous derrière mon étendard et laisser pleurnicher vos femmelettes de maris. » Des moments de cabaret politique font diversion : « Tu vois l’arbre là-bas, et l’autre plus loin ? Et ben tout ça maintenant c’est chez moi. – Pourquoi? – Parce que je suis Blanc. »
À livre ouvert
Avec une liberté de ton, portée par une écriture tantôt factuelle, tantôt lyrique, cette vaste fresque s’ouvre comme un livre d’images, sur une succession de décors et de costumes : dans la casbah de Béjaïa des femmes font leurs adieux à leurs fils déportés ; dans la soute du bateau qui conduit les insurgés vers le bagne, s’échangent des plaisanteries scatologiques ; sur les barricades de la Commune de Paris, on chante l’amour et on brandit le drapeau rouge ; on danse sur la place d’un village canaque... Musiciens, comédiens et danseurs jouent dans un même élan cette geste épique, interprétant plusieurs rôles. La piquante Natalie Royer incarne avec justesse la passionaria Louise Michel ou un teigneux officier d’état civil. Foudil Assoul est un Aziz à la fois fort et vulnérable. Le danseur hip hop canaque Simanë Wenethem prête à Ataï des allures guerrières. Quelques personnages secondaires apportent une touche d'humour et de légèreté aux moments les plus sombres de la pièce et aux passages parfois un peu longs.
En avant, la musique
Abdelwaheb Sefsaf conjugue ses talents d’auteur avec son expérience de chanteur. À la tête du groupe de musique métissée Dézoriental, fondé en 1999, il a donné de nombreux concerts et signé plusieurs albums chez Sony Music. Pour la musique de Casimir et Caroline d’Ödön von Horváth, mis en scène par Jacques Nichet, il a reçu le Prix du Syndicat de la critique avec Georges Baux. Ce dernier, compositeur, arrangeur et réalisateur sur de nombreux albums, notamment ceux de Bernard Lavilliers, auteur de musiques de scène, signe les compositions de Kaldûn et dirige l’ensemble Canticum Novum. L’orchestre, présent dans toutes les séquences, mêle tonalités arabo-andalouses, airs populaires français, rythmes percussifs canaques, chants révolutionnaires ou mélopées berbères, sur des instruments de diverses origines, parfois rares comme le nickelharpa. La musique joue un rôle essentiel dans ce voyage spatio-temporel qui éclaire notre présent en rappelant des épisodes plus récents. Par exemple, la guerre qui, en , opposa les indépendantistes kanaks aux Caldoches, en 1984 et se conclut par l’acquittement des auteurs de la fusillade de Hienghène. L’histoire de la colonisation est loin d’être éteinte.
Kaldûn Texte et mise en scène Abdelwaheb Sefsaf
S Avec Foudil Assoul Aziz ben Cheikh El Haddad Laurent Guitton tuba Lauryne Lopes de Pina Amaïs, Mina, Salah, Nathalie Jean-Baptiste Morrone Eugène Mourot, le Prêtre, un gardien Natalie Royer Louise Michel, Oum Aziz, l’officier d’ état civil Malik Richeux Mokhtar, violon Abdelwaheb Sefsaf Docteur Jacobus X, narrateur Simanë Wenethem Ataï, Tahitoa S Et les musiciens de Canticum Novum Emmanuel Bardon Hippolyte, chant Henri-Charles Caget percussions Spyridon Halaris kanoun Léa Maquart flûte, caval, neï Artyom Minasyan duduk Aliocha Regnard nickelharpa Gülay Hacer Toruk Zakia, chant S Assistanat à la mise en scène Jeanne Béziers S Dramaturgie Marion Guerrero S Musique Aligator – Georges Baux, Abdelwaheb Sefsaf S Direction musicale Georges Baux S Arrangements et adaptation musicale Henri-Charles Caget S Scénographie Souad Sefsaf S Lumières Alexandre Juzdzewski S Vidéo Raphaëlle Bruyas S Son Jérôme Rio S Régie générale Arnaud Perrat S Régie vidéo Nino Valette, Antonin Koffi S Régie plateau Laurent Miché S Construction décor Les Ateliers d’Ulysse S Régie générale Arnaud Perrat S Production déléguée compagnie Nomade in France / producteurs associés Canticum Novum (direction Emmanuel Bardon) et le Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN S Coproduction la Comédie de Saint-Étienne–CDN, Le Sémaphore–Cébazat, Scène nationale Bourg-en-Bresse, Les Célestins, Théâtre de Lyon, ADCK Centre culturel Tjibaou – Nouméa (Nouvelle-Calédonie), Studio 56 Ville de Dumbéa (Nouvelle-Calédonie), Théâtre Molière Scène nationale de Sète Archipel de Thau, Le Carreau Scène nationale de Forbach, Festival Détours de Babel, Espace Culturel des Corbières S Avec le soutien du CNM et de la SPEDIDAM S Nomade In France et Canticum Novum sont conventionnés par le ministère de la Culture (DRAC Auvergne Rhône-Alpes), la Région Auvergne Rhône-Alpes, la Ville de Saint-Étienne et le Département de la Loire S Dès 15 ans S Durée 2h20
TOURNÉE
Du 10 au 19 janvier 2025 Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes
Les 30 et 31 janvier 2025 Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-CDN (78)
Les 5 et 6 février 2025 Scène nationale de Bourg-en-Bresse (01)
Du 5 au 7 mars 2025Théâtre du Nord – CDN, Lille (59)