14 Octobre 2025
Dans ce beau spectacle franco-ukrainien sur les désastres que la guerre inflige à l’extérieur des corps comme à l’intérieur des têtes s’écrit une histoire qui surfe sur la souffrance et jongle entre la mémoire et l’oubli.
Une femme rentre chez elle lorsqu’un message lui annonce sur son téléphone : « Avons retrouvé un survivant. État grave mais stable. » Le message est accompagné d’une photo montrant un visage arraché, en lambeaux, méconnaissable. Elle entame un dialogue avec un personnage en voix off qui lui demande si elle est bien la femme qui, sans nouvelles de son mari parti au front, a créé une page instagram pour le retrouver. Elle y diffuse des photos de leur rencontre, de leur histoire et le voile qui occupe la scène projette l’image de deux jeunes gens heureux.
Pour son interlocuteur, elle commente son arrivée à l’hôpital. Un homme en blouse blanche se tient sur le seuil d’un espace délimité par un voile. Nous apprendrons bientôt qu’il est psychiatre. Il a la charge, dans cet hôpital, de tenter de réparer, à défaut des corps, les têtes endommagées par la guerre. L’homme qu’on a signalé à Romane est là, le visage complètement défiguré, et il a perdu la mémoire – il souffre d’une amnésie rétrograde, qui enfouit les traumatismes au fond de son subconscient. Il ne sait plus qui il est, à quoi il ressemblait avant la guerre, s’il avait une famille ni d’où il venait.
Elle assure que c’est sans conteste son mari et, en dépit de l’interdiction qui lui est signifiée, soudoie le personnel pour le voir. Il ne la reconnaît pas, elle lui montre des photos, sans plus de succès. Elle parvient à l’extraire de l’hôpital pour l’emmener avec elle et lui faire retrouver le chemin de ses souvenirs.
La vie à deux ne sera qu’un long réapprentissage des choses les plus simples : être ensemble, partager une complicité, avoir confiance. Mais est-il réellement ce qu’elle prétend qu’il est ? Et que savait-elle réellement sur son identité ? À mesure que le voile se déchire devant les yeux de Bohdan, la vérité se fait jour.
Une écriture de la perception
C’est sur le mode de l’onirisme que le récit s’établit, dans ce décrochement d’avec le réel qui laisse place au fantasme. Car ce sont des vies vécues de l’intérieur qu’on nous offre de suivre et non des situations objectives. Lorsque Romane traverse l’hôpital pour voir Bohdan, elle n’est pas une femme saisie par l’épouvante devant ces brancards entre lesquels elle se faufile mais se sent « navire médiéval dans une mer d’algues ». Elle est épopée en même temps que calcul, à la fois immémoriale et ancrée dans les réseaux sociaux.
Sa quête, filmée en vidéo avec le tremblement de l’image saisie en plein mouvement dans un enchevêtrement de couloirs – ici les sous-sols du théâtre, avec leur atmosphère froide et sans apprêt –, a des allures de parcours d’obstacles hostile et inhospitalier. Que cherche-t-elle, pasionaria bravant l’horreur nue de ces êtres que la guerre a dépossédés d’eux-mêmes ? À en réparer les dommages ? À partager une part de leur souffrance comme une expiation ? À concrétiser une vision romantique et éperdue de l’amour qui n’a peut-être jamais été ?
Bohdan, que l’on regarde au travers d’un voile, isolé dans sa chambre et sous surveillance, poursuit un long monologue avec lui-même pour tenter de recoller des morceaux partis à vau-l’eau. D’abord regarder autour de soi et tenter de raccorder au réel les fines lignes liquides laissées sur le sol par la serpillère qui lui laissent un sentiment d’imperfection et d’inquiétude, ou se calmer en contemplant le mouvement monotone du râteau du jardinier rassemblant les feuilles mortes, avant d’accoler des mots à des objets et de retrouver le chemin du langage. Il y a autant de tragédie dans ces tentatives de se retrouver soi-même que dans les cauchemars qui traversent ses nuits à coups d’étouffement, de seringues, de tuyaux et de cercueils.
Lorsque Romane parle à Bohdan, ce sont d’abord pour lui « beaucoup de mots, qui se mélangent en un bruit blanc, une tempête de sable » et des photos qu’il regarde « poliment ». Leur relation se construira ainsi, dans le double réapprentissage de la parole et de l’existence de l’autre.
Réapprendre la vie
La seconde partie de l’œuvre qui voit le retour de Romane et Bohdan au domicile de Romane conserve la part d’irréalité qui marque la première. Si des éléments concrets tels que la pile de livres qui jonchent la pièce où vit Bohdan ou un arrière-plan suggérant d’autres pièces reconstituent un décor presque naturaliste, il n’en sera pas moins peuplé par les fantômes qui hantent la vie de Romane et reviennent la visiter, dans sa tentative d’offrir à Bohdan une seconde mémoire.
Les images surgissent comme un nouveau décor dans lequel les personnages prennent place, figurants d’une pièce qui s’est jouée ailleurs, dans un autre temps. Elles se mêlent au réel, s’imbriquent entre elles, dédoublent les personnages en faisant de leur image un commentaire muet et éloquent qui vient ajouter à la multiplicité des regards.
Le texte a introduit le dialogue même si chacun des personnages continue son face-à-face avec lui-même. Le sens unique reste la règle dans la patiente reconstruction que Romane instille et installe, jour après jour, photographie après photographie, récit après récit, dans le cerveau opaque de Roman.
À nouveau, dans ces regards et ces gestes dépourvus de pathos, ressortent la difficulté de se toucher, de faire corps, l’impossibilité de vibrer au même rythme. Si les deux personnages font les gestes de l’amour, le retrouver ou le trouver ne se fera qu’au terme d’une longue marche dont l’issue, la reconquête pour Bohdan de sa mémoire, ouvrira sur de nouveaux périls.
Une guerre pour toutes les guerres
La guerre n’a ici pour réalité que les traumatismes qu’elle cause dans les esprits. Ce sont les cercueils qui glissent dans l’entre-deux-eaux de la conscience de Bohdan qui doit les convoyer vers un endroit sûr pour qu’on se souvienne d’eux. Elles sont dans les scènes qu’évoque Romane : l’ostracisme qu’on impose entre personnes de sang et de foi différentes, ou la fosse où l’on dépouille ces juifs battus, aux visages tuméfiés, aux têtes ensanglantées, qu’on oblige à s’allonger sur les cadavres quand la Torah interdit qu’un animal voie un autre mourir.
On la retrouve dans cet homme caché sous le plancher qui en a trop vu et cru devenir fou, dans ces juifs rescapés que chacun regarde comme des intrus et dans les fusillades qui frapperont ceux qui les ont cachés. Les guerres seront russes ou allemandes, concerneront communautés ou nations, qu’importe, toutes frappent de la même manière.
La musique prend ici toute sa place. Elle escortait, au début, la quête de Romane dans le dédale de cet univers sinistre et discordant de l’hôpital psychiatrique. Elle martelait, au fil du temps, la litanie des réminiscences. Elle restitue, dans l’épisode sur l’Holocauste, dans un éclairage nocturne troué de phares ou de projecteurs fouillant la nuit, toute la violence de ces moments où ne subsistent plus qu’hostilité et haine.
Face à elle se dressera l’amour qui fait du mythique lac Amadoca, qu’on dit le plus grand d’Europe, une surface aux eaux calmes et réfléchissantes mais volatiles jusqu’à l’évanouissement.
La première partie d’un diptyque
Amadoca est tiré d’un roman-fleuve de neuf cents pages de Sofia Andrukhovych (à paraître, sous le même titre, en janvier 2026 aux éditions Belfond), traduit et adapté, pour la version scénique, par Jules Audry – qui assure aussi la mise en scène – et Yuriy Zavalnyouk. Amadoca est le premier texte ukrainien à entrer dans le répertoire de traductions théâtrales de la Maison Antoine Vitez. Le projet a la forme d’un diptyque dont la seconde partie sera créée au Théâtre national Ivan Franko de Kyiv en avril 2026, les deux spectacles étant destinés à tourner à l’été 2026.
L’envie de monter ce spectacle résulte d’un travail de longue haleine entrepris par Jules Audry en Ukraine : un séjour, en 2016, où il est invité à travailler, puis sa nomination, en avril 2019, en tant que codirecteur du Théâtre national Ivano-Frankivsk. Il y apprend l’ukrainien et rencontre l’autrice dont il monte Felix Austria, tiré d’un roman qui met en scène une société prospère, à la Belle Époque, dans une Mitteleuropa aux confins de l’empire austro-hongrois. Amadoca trouve sa place dans le prolongement de cette complicité.
La seconde partie, « Impénétrable », croisera trois figures historiques majeures de l’histoire de la littérature et de la philosophie ukrainienne : Viktor Petrov, Johan Georg Pinzel et Hryhoriy Skovoroda. Elle traversera les XVIIIe et XIXe siècles jusqu’à la répression stalinienne qui anéantira toute une génération d’artistes et de penseurs dans les années 1920-1930.
Du roman au théâtre
Dans une lettre à Jules Aubry, Sofia Andrukhovych aborde certains des éléments qui apparaissent en partie dans la pièce sur le mode elliptique. Ainsi, dit l’autrice de son roman, lorsqu’on découvre à la fin que l’homme traumatisé n’est pas Bohdan, quelques signes permettent de deviner qu’il est un autre. « Dans le roman, le héros mutilé se révèle être le mercenaire de la République autoproclamée de Donetsk de Marioupol. Durant tout le récit, des indices nous apparaissent comme des éclats de souvenirs : il parle russe et pas ukrainien, il est reconnu par son ancien camarade de l’école de Marioupol, il se rappelle de son grand-père qui appartenait à la nomenclature soviétique. Mais la réalité est assourdie par l’histoire de Romane, jusqu’à ce que les vrais souvenirs soient impossibles à cacher. »
Si ces éléments sont immédiatement repérables pour un public ukrainien, ils ne le sont évidemment pas pour des spectateurs qui ne connaîtraient ni la langue ni l’histoire de l’Ukraine. On retiendra cependant que l’amnésique retrouve sa véritable identité et que c’est en toute connaissance de cause que s’établiront, à la fin, ses relations avec Romane.
Une approche sensible et poétique en même temps que fantasmée
Amadoca nous rappelle que les traumatismes des guerres ne sont pas une abstraction et qu’ils restent inscrits dans les chairs et les esprits, et l’on se remémore tous ces soldats revenus du premier conflit mondial, gueules cassées, anciens gazés et amputés en tout genre, qui ont gardé pour eux, dans un silence assourdissant parce que personne ne voulait plus les entendre, une souffrance sans nom ni limite.
Projection hallucinée et fantasmatique qui épouse les circonvolutions complexes de la mémoire, sa discontinuité et ses amalgames, Amadoca n’en est pas moins l’évocation transposée et la parabole d’un combat contre l’effacement d’un pays et de son histoire, que traverse l’écho des guerres qui l’ont façonné et de l’Holocauste. Sa mise en scène, aussi hardie que rigoureuse, ne restitue pas moins la force poétique du propos et la beauté de sa langue.
Amadoca d’après le roman de Sofia Andrukhovych
S Traduction de la version scénique Jules Audry et Yuriy Zavalnyouk S Mise en scène et adaptation Jules Audry S Avec Alexandra Gentil, Yuriy Zavalnyouk, Jean Galmiche (musique) S Collaboration artistique Carine Goron S Création musicale Jean Galmiche S Scénographie et costumes Juliya Zaulychna S Lumière Lison Foulou S Son Hugo Hamman S Vidéo Pierre Martin Oriol S Maquillage Mityl Brimeur S Décor et costumes Ateliers du TNP S Le roman Amadoca traduit en français par Iryna Dmytrychyn, à paraître aux éditions Belfond, sera publié en deux parties : une en mars 2026 et une en septembre 2026. Sofia Andrukhovych ainsi que les traducteurs Alexander Kratochvil et Maria Weissenböck ont reçu le Prix Herman Hesse 2024 pour Amadoca. Ce prix allemand de la Fondation Hermann Hesse récompense « une œuvre littéraire de niveau international ainsi que sa traduction » S Production Théâtre National Populaire S Avec le soutien de l’Institut ukrainien en France, du Théâtre national de la Colline, de La Chartreuse, centre national des écritures du spectacle, de la Maison Antoine Vitez, centre international de la traduction théâtrale, de la Bibliothèque Ukrainienne Symon Petlura S Création mondiale au Théâtre National Populaire en octobre 2025 S Le projet Amadoca fait partie d'un diptyque, dont le second volet sera créé au printemps 2026 au Théâtre National Ivan Franko à Kyiv (Ukraine) S Durée estimée 1h50 S En français et ukrainien surtitré
Du 11 au 24 octobre 2025, mar.-vend. 20 h, sam. 20 h 30, dim. 16 h
Théâtre National Populaire – 8, place du Docteur Lazare Goujon, 69100 Villeurbanne
04 78 03 30 00 tnp-villeurbanne.com