30 Mai 2025
C’est le pari – réussi – de Jean Bellorini à propos de la pièce iconique de Pierre Corneille. À travers sa relecture du Cid, c’est à la beauté de la langue qu’il rend hommage. Si l’un des rois de l’alexandrin ronflant a perdu de la superbe qu’on lui prête d’ordinaire, son texte, revisité, a gagné en beauté pour nous parler aujourd’hui.
Sur la scène tous les accessoires du spectacle sont à vue. Dans un coin, à cour, une Vierge imitation XVe se dresse sur un chariot. À cour, au fond, piano et batterie ont été installés. Ils ponctueront la pièce et accompagneront les vers mis en musique à plusieurs endroits du spectacle. À l’avant-scène, au centre, une petite barque à voile comme on en trouve dans toutes les boutiques de souvenirs du bord de mer nous rappelle que la mer joue un rôle dans le spectacle.
Plus tard un cheval à bascule se fera fier destrier tandis que le souverain, qu’on n’entendra pas, est représenté par sa manifestation : un lustre qui dispense ses lumières à ses obligés sujets… Au centre, une énigmatique masse de toile carrée qui fait des plis gît au sol. Nous voici prévenus. Le Cid qui va nous être présenté n’a plus l’exacte allure de la pièce parue en 1637. Il se démarque de ce qu’on attend usuellement de la tragicomédie de Corneille.
Un resserrement significatif
Sur le plateau, ils sont six au total : deux comédiennes et deux comédiens, qui vont jouer tous les personnages, avec deux musiciens pour les accompagner. Ils présentent leurs personnages et Federico Vanni s’entoure le cou d’une fraise de plumes pour signifier qu’il jouera Léonor, la gouvernante de l’Infante. Ils annoncent d’entrée la couleur sur le mode humoristique. L’idée n’est pas de représenter le Cid avec la componction d’usage mais de faire ressortir ce que la pièce peut nous dire aujourd’hui tout en nous offrant le moyen d’apprécier la beauté de ces alexandrins, ânonnés par nous pendant nos adolescences, dont nous avons perdu la saveur. D’ailleurs les costumes nous parlent de notre temps, avec un Rodrigue en blouson bleu et pantalon tube jaune, un Don Diègue en costume beige, chemise rouge et cravate, une Chimène en pantalon plissé et une Infante qui portera un blouson sur une robe moderne.
Relire le Cid
La « variation » que nous propose Jean Bellorini laisse au large tous les éléments annexes pour focaliser son propos sur ce qui peut nous toucher aujourd’hui chez Corneille. Et comme les amours sont un thème éternel, on parlera d’amour et, pour utiliser un mauvais jeu de mots, dans toutes les positions. Car les jeunes acteurs en proie aux tourments de l’amour – en tout bien tout honneur – auront à se confronter à un gonflable géant sur lequel marcher devient une danse non exempte de dangers mais qui figure aussi le lit que convoitent les amants, un matelas démesuré surmonté d’une structure dans laquelle on pourra voir un baldaquin comme la forteresse dans laquelle les personnages se trouvent. On utilisera aussi au sens premier l’idée d’une situation « renversante » qui jette les acteurs à terre et les fait rebondir comme sur un trampoline.
Manière de dire
Loin des rodomontades habituelles des accros au pouvoir que sont les deux pères et des tournoiements d’épée, on verra des vieillards fatigués, une Infante toute en déchirements en même temps qu’en retenue, un Rodrigue et une Chimène plus embarrassés qu’en outrances. L’alexandrin ne ronfle plus, mais il chante. Devenu une langue d’expression courante, il se gonfle de sens. Faisant tantôt résonner la musique des rimes, tantôt la brisant dans des enjambements, le langage se fait proche, familier et vient nous parler au creux de l’oreille. À ces vers mille fois entendus, qu’on fredonne en soi-même comme une ritournelle au fil du spectacle, Jean Bellorini donne une âme et cela nous touche et nous émeut.
Entre Shakespeare et Victor Hugo
Dans sa manière de manier tout ensemble nos souvenirs de jeunesse, le plaisir du jeu – Rodrigue se lançant à l’assaut sur son cheval de bois en traversant la scène est impayable, tout comme Federico Zanni poussant la chanson en mode romancero espagnol, mais en italien –, sans cesse le décalage est de mise. On oscille entre – mauvais – souvenirs de nos apprentissages adolescents, relectures proposées et retour sur le texte d’origine dont les moments les plus marquants demeurent et dont les paroles portent.
Ainsi, Jean Bellorini trace un chemin entre Shakespeare et Victor Hugo, alternant l’émotion et le rire. Il rend à la pièce de Corneille son côté baroque – une facette très sympathique et parfois un peu gore de l’auteur, présente dans ses premières pièces, et que celui-ci perdra, hélas, par la suite à vouloir s’inscrire absolument dans les normes du classicisme. Il lui donne en même temps, par l’étalage des états d’âme des personnages, une coloration romantique. Il utilise l’alternance du bouffon et du drame qui rappelle les ponctuations burlesques insérées par Shakespeare au cœur de ses tragédies et reprend à sa manière la théorisation par Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, du drame romantique comme oscillation entre comique et tragique.
Ainsi, à travers cette évocation dont les aspects potaches sont mis en avant, on n’en néglige pas moins le sentiment d’être en présence d’un grand texte. Une position qui joue l’inconfort, comme l’espace scénique, mais atteint son but. La musique, pleine de finesse, accompagne admirablement cette valse des textes et des sentiments. Quant aux comédiens, on leur renverra pour finir quelques vers bien connus du sieur Corneille : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées/ La valeur n’attend pas le nombre des années. »
Histoire d’un Cid. Variation autour du Cid de Pierre Corneille
S Mise en scène Jean Bellorini S Avec Cindy Almeida de Brito (Chimène), François Deblock (Don Rodrigue), Karyll Elgrichi (L’Infante), Federico Vanni (Don Diègue, Léonor), en alternance avec Luca Iervolino, Clément Griffault (claviers) Benoit Prisset (percussions) S Collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet S Scénographie Véronique Chazal S Lumière Jean Bellorini S Assistante lumière Mathilde de Foltier-Gueydan S Son Leo Rossi-Roth S Composition musicale Clément Griffaut et Benoît Prisset S Costumes Macha Makeïeff S Assistante costume Laura Garnier S Vidéo Marle Anglade S Conception des décors et costumes Ateliers du Théâtre National Populaire de Villeurbanne-Lyon S Production Théâtre National Populaire S Coproduction Les Châteaux de la Drôme, L’Azimut – Antony / Châtenay-Malabry, Pôle National Cirque en Île-de-France Avec le soutien du Théâtre Silvia Monfort, Paris S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Spectacle créé le 27 juin 2024 dans le cadre des Fêtes Nocturnes du Château de Grignan S Durée 1h40
Du 15 mai au 15 juin 2025, mer., jeu., ven. à 20h / sam. à 18h / dim. à 15h
Théâtre Nanterre Amandiers – 7, avenue Pablo Picasso, 92000 Nanterre
https://nanterre-amandiers.com/