13 Octobre 2025
Quelle impression cela produit-il d’être mis sur le gril comme une bête curieuse et regardé à la loupe comme les « savants » du XIXe siècle le pratiquaient vis-à-vis des Africains ? C’est le point de départ, plutôt cocasse, que Gérard Watkins explore et détourne.
M. et Mme Parquet forment un gentil couple de cadres – blancs –, bien propres sur eux et préoccupés, comme tout bon bobo, du sort de la planète. Ils ont quitté Paris et ses fumées délétères pour s’installer dans la grande périphérie parisienne dans une maison avec jardin et profiter d’un air plus pur – et puis, c’est aussi mieux pour les enfants, se justifient-ils. Le télétravail permet ce retour à la « nature », même si leur choix n’est qu’un ersatz de vie au grand air. Pour fêter dignement cette installation, ils ont acheté une table de jardin en iroko, un bois africain tropical durable – dont est fait, par exemple, le centre culturel Jean-Marie Tjibaou, construit par Renzo Piano en Nouvelle-Calédonie – qui ne nécessite pas de traitement de préservation.
En achetant la table, ils avaient négligé de regarder les notes en petits caractères que comportait le bon de commande. Or celles-ci stipulaient qu’au bout de dix ans, ils devraient accueillir un natif du pays d’où venait le bois, la République Démocratique du Congo, pendant dix jours. C’est le branle-bas de combat pour préparer son arrivée et « planquer » les enfants pour leur éviter le désagrément de cet étranger – c’est pas qu’on soit raciste mais mieux vaut éviter de les mettre en contact avec lui – qui débarque. Et déjà on devine que l’arrivée de ce « Pygmée » qui ne ressemble en rien à cette ethnie de petits hommes à la voix aiguë n’ira pas sans poser de problèmes.
Aux racines de la pièce, une réflexion de longue date
Le spectacle tire sa source de deux rencontres. La première est asiatique. Gérard Watkins se rend en Malaisie avec le désir de d'approcher une population autochtone, les Orang Asli, en plein cœur de la jungle malaise, un peuple de chasseurs-cueilleurs. Il vit quelques temps avec eux, partage leurs activités quotidiennes et découvre, à son retour vers la « civilisation », la déforestation qui frappe la région.
Le second événement marquant est sa rencontre avec un bio-ethnologue, Edmond Dounias, à l’occasion d’un spectacle initié par la compagnie Le sens des mots, dans le cadre d’une série intitulée « Binômes ». Sa règle du jeu : associer, pour réaliser un petit spectacle d’une heure, un scientifique et un écrivain de théâtre. Au scientifique de parler à l’auteur de sa pratique, dans une rencontre vidéo filmée ; à l’auteur d’en tirer une fiction courte, que lui a inspirée cette rencontre. Le spectacle qui en résultera associera vidéo, lecture théâtralisée de la forme courte écrite par l’auteur et débat.
Edmond Dounias s’intéresse à des communautés retirées en plein cœur des jungles, des communautés tribales et recluses. Il tente de comprendre la manière dont l’irruption de la société moderne, avec ses technologies, modifie en profondeur leurs comportements quotidiens. Ses préoccupations rejoignent celles de Gérard Watkins qui a commencé à s’intéresser à cette question au début des années 1990. Il enrichira la forme courte réalisée pour Binômes pour créer À condition d’avoir une table dans un jardin.
La table, un objet symbolique
En acquérant leur table en iroko pour des motifs anodins, en apparence louables – la matière noble du bois et sa fusion avec la nature environnante du jardin, l’absence de traitement du bois, qui ne perturbe pas l’environnement –, Arnaud et Fabienne Parquet, les personnages de la pièce, ont la conscience tranquille de ceux qui respectent la nature. Ils oublient, ou minorent, ce que son existence signifie et engendre. Non seulement elle incarne à elle seule, de par son transport, un apport à la pollution de la planète, dommageable en raison de son bilan carbone, mais elle contribue aussi à la déforestation massive entreprise par nos sociétés.
Non contente d’avoir des répercussions sur le réchauffement climatique, celle-ci se fait au détriment des populations locales, qu’elle prive de leurs moyens d’existence quotidienne basée sur l’utilisation du bois, mais aussi de subsistance en privant ces chasseurs-cueilleurs de ce qu’ils tirent de la forêt. L’arrivée de Darius Wengue, le « Pygmée » de la table, l’érigera en parabole et en symbole.
On pourra ajouter que la table n’est pas seulement un objet concret. En tant que support sur lequel on mange, on pourrait symboliquement y voir l’image de ce que le pouvoir « blanc » a imposé à l’Afrique. L’Occident s’est mis à table sur les dépouilles de l’Afrique.
Au jeu de l’inversion des rôles
Choisir de dénoncer les travers d’une société en utilisant la perception prétendument innocente d’un « naïf » ou d’un étranger qui porte sur nos us et coutumes un regard critique n’est pas chose nouvelle. Mais la pièce va plus loin. En faisant de Darius Wengue un reporter chargé de rendre compte de son expérience de dix jours pour Radio Okapi, une radio congolaise, la pièce inverse les rôles traditionnellement dévolus à chacun. Ce ne sont plus les populations « natives » qui sont scrutées par les Occidentaux mais un « sauvage » qui regarde les « blancs ». Arnaud, Fabienne et leur modèle social sont à leur tour devenus les sujets d’étude d’un « pygmée » anthropologue.
Lorsqu’il va chercher dans la bouche de la maîtresse de maison les trois mille euros qu’elle déclare y avoir mis pour entretenir ses dents, Darius interroge notre relation à l’argent. Il évalue à l’aune de sa culture ces drôles d’humains qui avancent au pas dans leurs véhicules à quatre roues, chacun seul à patienter dans des files interminables quand ils pourraient réduire leur attente en se mettant à plusieurs pour partager leurs véhicules. Et lorsqu’il tente de comprendre notre système de sécurité sociale et de mutuelle qui ne mutualisent pas vraiment et profitent à quelques-uns qui ne sont pas nécessairement ceux qui en auraient le plus besoin, le discours critique affleure. Impavide dans son comportement et d’une neutralité fallacieuse, il interroge, à travers son questionnement incisif, ce qui nous semble du domaine de l’évidence pour en révéler les tenants et aboutissements masqués.
La triste complainte du colonisé
Peu à peu, au fil du spectacle, les relations se tendent entre les personnages. Les Parquet, qui se retrouvent dans la peau de celui qu’on scrute et dont on mesure, d’une certaine manière, le tour de tête pour apprécier son état de développement intellectuel, regimbent de se voir ainsi placés sur la sellette par la mise à nu que leur impose Darius alors que l’inverse, qu'ils pratiquent sans en avoir conscience, leur semble être la norme.
Mais Darius enfonce le clou encore davantage en leur imposant d’occuper leur salon pour pouvoir travailler. Arnaud et Fabienne se retrouvent alors dans la position du colonisé tandis que Darius, en retour, évoque les exactions meurtrières commises par les Belges lorsqu’ils occupaient le Congo. Dans l’inversion qui s’est opérée, les mécanismes de la colonisation apparaissent clairement. En dépit de leur rébellion, Darius ira encore plus loin, imposant au couple des chants – factices – de son pays qu’ils reprendront en chœur. Une mise en évidence éclatante des répercussions mentales de la colonisation et de la complexité que comporte la décolonisation.
Une mise en scène mi-figue mi-raisin
Efficace, la scénographie laisse ouvert le passage entre l’espace du dedans, le salon qui est à la fois le lieu de l’intériorité et de la sphère privée, et celui du dehors, le jardin où trône la table, enjeu et révélateur du mécanisme qui forme le thème de la pièce, indiquant par là ce qui les lie.
Du côté des personnages, là encore, Gérard Watkins joue l’opposition en créant deux groupes : celui des Parquet d’un côté, dont il souligne le comportement artificiel qu’il mènera progressivement et crescendo vers la crise, l’emportement et l’hystérie, en faisant fondre le vernis leurs bonnes manières ; celui de Darius de l'autre, dont l’impassibilité apparente révélera de plus en plus son fondement de colère rentrée et froide. Et lorsque la pièce s'achèvera, on pourra se demander jusqu'où l'inversion aura été salutaire.
L’affrontement entre les deux groupes aurait dû être un des ressorts du comique et ajouter à l’absurdité révélée par leurs échanges. Mais on reste dans un entre-deux. Effet d’un spectacle non rôdé ou choix délibéré ? le jeu de Gaël Baron apparaît atone face à celui de Julie Denisse et de David Gouhier, qui de leur côté en font trop, ce qui oblitère la finesse de certains échanges. Si l’on sourit par sursauts, on passe à côté de la cocasserie qui devrait accompagner le propos. Le théâtre y perd, et c’est dommage, mais cela n'empêche pas le public de saluer cette démonstration appuyée et toute en efficacité.
À condition d’avoir une table dans un jardin (éd. Esse Que)
S Texte et mise en scène Gérard Watkins S Collaboration artistique Lola Roy S Lumières Anne Vaglio S Scénographie François Gauthier-Lafaye S Son François Vatin S Régie générale et régie lumières Julie Bardin S Travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq S Avec Gaël Baron, Julie Denisse, David Gouhier S Administration de production le petit bureau Virginie Hammel, Anna Brugnacchi S Production Perdita Ensemble et la Comédie de Saint-Etienne - CDN S Construction décor Atelier de la Comédie de Saint-Etienne - CDN S Avec le soutien des Laboratoires d’Aubervilliers et du Théâtre Gerard Philipe – CDN de Saint-Denis S Remerciements Thibault Rossigneux, Le sens des mots, Binôme, Edmond Dounias, François Heim, Compagnie Balagan, Sylviane Fortuny et la compagnie pour ainsi dire S La compagnie Perdita Ensemble est conventionnée par le ministère de la culture-DRAC Ile-de-France S Durée 2h
Création Mardi 7, mercredi 8, jeudi 9, lundi 13, mardi 14 et mercredi 15 octobre 2025
Comédie de Saint-Étienne - Pl. Jean Dasté, 42000 Saint-Étienne Rés. 04 77 25 14 14
Reprise : Du mercredi 4 au dimanche 15 février 2026 - Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis