19 Mai 2025
Mathieu Touzé choisit une mise en scène qui situe le texte de Jean Genet en tension entre une théâtralité qui est affirmation de la différence et les rapports de domination. Il leur donne en même temps une coloration contemporaine.
Le décor qui apparaît sur scène, doté d’une valeur symbolique, semble voué à l’inconfort. Un meuble, en suspension, ne repose pas sur le sol. L’espace de la chambre que révèle le plateau, construit comme un escalier qui répondra à la théâtralité exacerbée qui s’y installe, renvoie à la fois à l’espace du show et de la star qui en descend les degrés vers le public. Loin de tout réalisme, il installe un dialogue du haut et du bas qui rappelle la situation : deux bonnes sont dans un face-à-face complexe avec leur patronne et ses représentations. Uniformément blanche et très graphique, l’installation suggère un espace luxueux en même temps qu’abstrait. Les fleurs qui l’encombreront ajouteront à l’idée qu’il ne s’agit pas d’un espace pour être. Au fond de la scène, une bouteille de lait trône de manière insolite. On en comprendra plus tard la signification.
Une pièce emblématique inspirée d’un fait divers
Au retour d’un engagement militaire au Maroc, Jean Genet découvre, dans Détective, la terrible histoire des sœurs Papin. Christine et Léa Papin ont, le 2 février 1933, tué leur patronne et sa fille et les ont toutes deux énucléées. Mais ce que retient Genet n’est pas l’horreur du crime. Ce qui le frappe, c’est l’acte de révolte des deux bonnes et une certaine forme de démesure. Le fait divers lui inspire une histoire où « deux bonnes jouent dans leur chambre à Madame et à la bonne » où « l’une finirait par tuer l’autre. »
Au moment où il écrit les Bonnes, dans l’immédiate après-guerre, Genet affine son image de mauvais garçon et de rebelle. Dans le Journal d’un voleur, il se qualifie d’orphelin, d’homosexuel, de prostitué, de voyageur, militaire, déserteur, libraire et criminel. Cocteau, qui a détecté les qualités littéraires de ce semi-voyou, le présente à Louis Jouvet pour créer les Bonnes à l’Athénée. Mais la pièce en quatre actes que lui propose Genet n’est pas montable. Qu’à cela ne tienne ! En quarante-huit heures, il la réécrit et en propose une version en un acte, qui sera présentée le 19 avril 1947, en lever de rideau d’une pièce de Giraudoux.
« Lors de la générale, rapporte une des interprètes, il n’y a pas eu d’applaudissements », mais un « silence total […] C’était l’horreur ». Son vœu d’« établir une espèce de malaise dans la salle » est exaucé. Si quelques journalistes y voient un « nouveau style théâtral », les autres en brocardent l’écriture, qu’ils qualifient de pompeuse et d’artificielle, ou le caractère odieux de la pièce. Dans son rôle de trouble-fête, de facteur de subversion et d’objet de scandale, Genet a réussi son entrée en scène.
Le théâtre comme lieu d’expression des non-dits
La théâtralité est au cœur des Bonnes. Deux bonnes, en l’absence de leur maîtresse, jouent à Madame. Elles se drapent dans ses vêtements, singent ses attitudes. L’une est Madame et l’autre la bonne, et elles intervertissent dans le même temps leurs rôles de bonnes. Dans l’intimité de la chambre de Madame, elles jouent, l’une l’obséquiosité, l’autre le mépris, et laissent éclater leur haine pour elle en même temps que leur fascination.
Elles franchissent alors un pas supplémentaire dans le crescendo de leur ressentiment en mêlant le réel au fantasme. Elles ont déjà dénoncé Monsieur aux autorités pour le faire emprisonner, elles tueront aussi Madame. Mais Madame elle-même n’est qu’un reflet dans un miroir, une apparence dont l’attitude est calquée sur la volonté d’être en permanence vue, admirée, contemplée. Une coquille vide qui ne se remplit que du regard des autres.
Lorsque Madame fait son entrée, la scène devient marmite, bouillonnante de trop de pression. Et si elles ne parviennent pas à mettre leurs projet à exécution, tuer l’un des reflets de Madame ne reviendra-t-il pas, d’une certaine manière, à accomplir sa mise à mort symbolique ?
Voyage par-delà le bien et le mal
Genet ne nous fait pas grâce de la complexité. Le jeu que se jouent et jouent les bonnes n’est pas que l’expression de la haine du dominé envers le dominant et la manifestation de sa révolte. Derrière, en même temps que le rejet, il y a l’envie, le désir de rentrer dans la peau du dominant. Un amour-haine dévorant qui s'exprime dans le jeu.
Madame, de son côté, n’est pas simplement une maîtresse dominatrice et haïssable. Elle est « gentille » avec ses bonnes, se confie à elles, leur donne, dans un élan de générosité, ses vêtements qui ne sont pas des hardes. Une gentillesse qui rend le don encore plus intolérable et ne fait qu’alimenter la haine. Elle aussi cherche son rôle. Elle formera le projet « admirable » de se faire putain suivant par amour son mac sur le chemin du bagne lorsque celui-ci sera arrêté. La dominatrice se muera en esclave délibérément autosacrifiée sur un autel de faux-semblants. Le jeu dominant-dominé prendra une autre couleur.
Actualiser les Bonnes ?
Cette inflation du paraître qui renverse les frontières de la morale et du jeu social, Mathieu Touzé la tire du côté d’une image de Genet icône de la culture queer actuelle. Ainsi Madame devient-elle un acteur habillé en femme qui multiplie les tenues féminines qu’il enfile et rejette pour en choisir d’autres, ajoutant un travestissement aux multiples jeux d’inversion présents dans la scène. Et pour corser l’aspect rebelle et provocateur de la pièce, le laitier, objet des fantasmes des deux bonnes qui se l’envoient à la figure sans que jamais il n’apparaisse, s’incarne sur scène en un beau jeune homme à la nudité provocante qui traverse le plateau en silence.
Si l’on peut rester partiellement dubitatif devant ces strates supplémentaires qui infléchissent le cours de la pièce et devant la débauche de changements de costumes de Madame, qui devient farcesque et un peu superfétatoire, on n’en remarquera pas moins l’excellence des interprètes. Élizabeth Mazev, en clone de Madame, et Stéphanie Pasquet, en Solange qui devient Claire avant de redevenir Solange face à sa patronne, expriment toutes les nuances de leurs personnages qui naviguent en permanence entre les rôles qu’elles s’inventent, ceux qu’elles jouent dans le jeu social et la réalité de leurs réactions, qui perce sous les craquelures du vernis. Si Yuming Hey joue avec un art consommé et beaucoup de drôlerie le rôle d’enveloppe vide de Madame que tout peut remplir, on a cependant, devant ses travestissements successifs, le sentiment d’une perte d’impact dans la relation à la culture queer, par une trop grande amplification de l’apparence et de la futilité.
On retiendra cependant la virtuosité des interprètes dans ce jeu sur l’envers et l’endroit dans lequel s’inscrit le théâtre. Une approche qui constitue l’une des marques de fabrique de Jean Genet et qui n’a rien perdu de son caractère fascinant.
Les Bonnes. Texte Jean Genet (éd. Gallimard)
S Mise en scène Mathieu Touzé S Avec Yuming Hey, Élizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet et la participation de Thomas Dutay S Scénographie, chorégraphie et costumes Mathieu Touzé S Éclairagiste Renaud Lagier S Régie générale Jean-Marc L'Hostis S Assistante à la mise en scène Hélène Thil S Production Collectif Rêve Concret S Coproduction Théâtre 14, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Théâtre de la Manufacture - CDN Nancy Lorraine, CDN de Normandie - Rouen S Avec le soutien de la Région Île-de-France, de la Ville de Paris, du ministère de la Culture – DRAC Île-de-France, et de la Comédie-Française pour le prêt de costumes
Du 6 au 24 mai 2025
Théâtre 14 - 20 avenue Marc Sangnier 75014
Réservations : theatre14.mapado.com / 01.45.45.49.77