19 Mai 2025
Deux personnages errent à la recherche d’un troisième, disparu. Il n’en faut pas plus pour faire décoller cette quête vers des sommets insoupçonnés où réalité et fantasme, nature hostile mais magnifique et imaginaire forment une pelote indémêlable où la raison se trouve au bord de chavirer.
Pénombre. Deux personnages. Côte à côte sur une aire rectangulaire qui semble se détacher du plateau. Parlent. Phrases courtes. Langue banale. Pas châtiée. À peine verbes-compléments. Ou sujets. Au choix. Se donnent la réplique en canon. L’un commence, l’autre reprend et poursuit. Le premier reprend la suite et continue. Comme s’il fallait que la machine, pour fonctionner, ait besoin qu’aucun des deux ne fasse défaut. Liés, ligotés, enchaînés l’un à l’autre. Par le hasard. Se sont rencontrés. Parlent d’un troisième qui n’a laissé pour toute information que : « Serai là ce soir ». « Pareil que l’autre fois ? », dit l’un « Ça qu’y a écrit », ajoute l’autre. Dans le no man’s land de l’absence de décor, les phrases, lapidaires, résonnent, assénées dans leur étrange étrangeté.
Un parfum de Midwest
Cela pourrait se passer n’importe où, pourvu qu’on y retrouve la nuit, le silence, la nature et l’isolement. Que les personnages feignent de se déplacer à cheval, suggérant l’immensité. Qu’ils soient perdus au milieu de nulle part. Ne leur manque que le chapeau de cow-boy pour qu’on s’imagine au fin fond d’une zone désertique, dans le Midwest ou au cœur des Rocheuses. C’est cependant en Australie, dans le bush, que se déroule l’« action ».
L’homme que ces deux personnages, réunis par le hasard de la rencontre, cherchent est à deux grosses journées de cheval de la « civilisation ». Il vit seul ou presque, avec pour toute compagnie un cuisinier valet de ferme. Dans un monde hostile, plein de chausse-trappes, où tout étranger n’est pas le bienvenu.
Quand Harry cherche Jim et rencontre Riggall
Harry apportait le courrier lorsqu’il a vu le message de Jim Barclay sur la porte : « Serai là ce soir ». Mais cela fait un mois que le message est en place et Jim est introuvable. Il ne fait pas bon errer seul dans cette immensité brumeuse où le vent, la neige et le gel achèvent de distiller la peur du danger. Avec Riggall, qu’Harry a rencontré, ils seront deux pour se lancer à sa recherche dans cet univers hostile hanté par les chiens errants revenus à l'état sauvage.
Ils découvriront le cadavre de Jim, enterré jusqu’au cou, la tête dévorée par les animaux sauvages, avant de se lancer sur les traces de son meurtrier ou imaginé comme tel : le valet de ferme. Angoisse, colère et incertitudes se mêlent dans cette errance à la recherche du présumé coupable, dont la découverte ne permettra pas de lever le mystère de l'assassinat de Jim. Au flottement dans l'espace et le temps correspondra le mystère non résolu du meurtre.
Un fait divers devenu quête métaphysique
Cette histoire, Angus Cerini la tire d’un fait divers survenu en 1917, le crime non élucidé d’un fermier retrouvé mort dans une région montagneuse et isolée d’Australie, à Wonnangatta. À partir de là, il reconstruit l’histoire sans chercher à fournir la moindre solution à l’énigme.
Si Harry et Riggall se lancent, du moins au départ, dans une recherche physique des disparus et dans l’élucidation du premier crime, leur quête, qui les pousse aux limites de leur forces physiques et de leur équilibre mental, se mue progressivement en un voyage initiatique où chacun, à travers le regard de l’autre en même temps que du sien propre, se révèle à lui-même et, rendu à une forme de sauvagerie, retrouve un état brut de ses peurs et de son être enfoui.
Entre Faulkner, Beckett et McCarthy
Jim et Riggall sont, à leur manière, les Vladimir et Estragon d’En attendant Godot. Des êtres perdus qui se raccrochent à leur langage fragmentaire, à leurs monologues et leurs dialogues en miettes pour tenter de conjurer le vide. Opposés – l’un est anxieux et colérique, l’autre précautionneux, candide et froussard – mais complémentaires, ils traînent derrière eux les pièces d’un puzzle à composer dont ils n’ont pas les clés et qui se dérobe sans cesse.
Obsessionnels, ils vont et viennent dans leur parole, reprenant les mêmes mots, les mêmes phrases qu’ils modèlent et infléchissent dans la manière dont ils les expriment au fil du temps et au gré de leurs fantasmes, reconstruisant sans cesse la même histoire, mais chaque fois différente, reformant le puzzle à la manière d’un Faulkner. Si l'on ajoute l'atmosphère de violence latente et de sauvagerie qui baigne ce western qui n'en est pas vraiment un, on retrouve la veine d'un Cormack McCarthy, qui traîne ses personnages sans avenir, avec leurs peurs et leurs dérives, dans les paysages sauvages de l'Ouest.
L’abstraction comme espace fantasmatique
Jacques Vincey dépouille la pièce de tout caractère de réalité. Tout juste quelques éléments sonores discrètement distillés se rattachent-ils à des bruits « réalistes », suggèrent-ils une ambiance, font-ils entendre des aboiements qui pourraient ressembler à ce que les ombres de la nuit déclenchent dans notre imaginaire et dans celui des personnages.
Le bush est devenu un espace abstrait dans lequel évoluent les personnages, éclairés par des néons qui flottent au-dessus de leurs têtes, sur un sol de blocs de mousse qui, déplacés, empilés, se métamorphoseront en paysages, en terrains accidentés, incertains, pleins de pièges. La lumière se fera diffuse comme un bain cotonneux nappé de brume dans lequel évolueront des personnages, en fait quasi immobiles. Un temps suspendu où passent le jour et la nuit, dans une absence où ne demeure que la réalité des deux personnages qui nous font face.
Un travail d’acteur époustouflant pour une langue hors du commun
On mesure, en écoutant les acteurs, souvent debout face au public, dérouler ce dialogue de petits motifs enchaînés les uns aux autres, parfois sous la forme de la poursuite d’un discours commun composé de bribes qui s’enchevêtrent, parfois en monologues qui se chevauchent, chacun suivant son propre fil, la difficulté et l’art de faire théâtre. Ces variations infinitésimales qui vont et viennent, se renvoient les unes aux autres et se répondent comme dans une partition musicale, conjuguées au caractère elliptique des paroles prononcées par les personnages, qui disent autant dans les silences et les omissions que dans ce qu’elles expriment, exigent des acteurs une grande maîtrise et un art remarquables.
Loin des ajouts dont le théâtre se pare parfois aujourd’hui en empruntant aux projections ou à la vidéo, et aux relectures diverses proposées par la simultanéité des médias employés, cette conjugaison d’un texte exceptionnel et d’une interprétation qui en met en lumière toutes les inflexions font de Wonnangatta un spectacle de théâtre comme on en voit peu. On en retiendra l’exemplarité en même temps que l’impact qui font de ce texte un objet mémorable.
Wonnangatta
S Texte Angus Cerini S Traduction Dominique Hollier S Mise en scène Jacques Vincey S Avec Serge Hazanavicius et Vincent Winterhalter S Collaboration artistique Céline Gaudier S Scénographie Caty Olive et Jacques Vincey S Lumière Caty Olive S Musique Alexandre Meyer S Costumes Anaïs Romand S Regard chorégraphique Stefany Ganachaud S Régie générale Sébastien Mathé S Régie son Maël Fusillier S Régie lumière Thomas Cany S Production Compagnie Sirènes S Coproduction Centre Dramatique National de Tours - Théâtre Olympia, La Halle aux Grains- Scène Nationale de Blois (en cours) S Coréalisation Les Plateaux Sauvages S Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages S Le texte a reçu le soutien à la traduction de la Maison Antoine Vitez et d’Artcena S Wonnangatta a été produit pour la première fois par la Sydney Theatre Company le 21 septembre 2020 au Roslyn Packer Theatre S La compagnie Sirènes est conventionnée par le Ministère de la Culture S Jacques Vincey est artiste associé à la Maison de la Culture de Bourges S Dès 15 ans S Durée 1h30
Création aux Plateaux Sauvages – 5, rue des Plâtrières, 75020 Paris
Du 12 au 24 mai 2025 à 19 heures (les samedis à 16h30)