17 Avril 2025
À l’Auditorium de Seynod, la Japonaise Naoko Tozawa et la Franco-Gabonaise Carmel Loanga présentent leur dernière création, l’une de courbe et de silence, l’autre de bruit et de fureur. Deux artistes à découvrir.
Cette scène régionale, dirigée depuis cinq ans par Chloé Le Notre, se veut ouverte à la diversité et développe des projets autour des danses urbaines, avec un festival annuel : Le Printemps du hip-hop, des initiations à la danse, des résidences d‘artistes... Par ailleurs, la programmation de théâtre, de musique et de cinéma vise à inclure les spectateurs grâce à des rencontres conviviales, de manière à fédérer les habitants de ce quartier un peu périphérique, intégré désormais au Grand Annecy, agglomération nouvellement créée.
Kinetic Art de Naoko Tozawa : aux sources du mouvement
La breakdance semble couler de source chez l’ex-gymnaste japonaise, devenue danseuse et installée à Annecy depuis 2017. B-girl (danseuse de breakdance) accomplie, elle a remporté de nombreux battles et concours dont, pour Kinetic Art, le prix Open Your Mind 2023 à Eindhoven (Pays-Bas), et en 2025, le 1er prix du Festival hip-hop Existe de Monthey (Suisse).
La pièce de 20 minutes s’articule en deux phases en opposition : la première, composée de mouvements rapides, bonds et pirouettes, se caractérise par de belles arabesques acrobatiques. L’artiste virevolte, tel un papillon et, de rebond en rebond, ne semble jamais toucher terre. Succède à ces envols rapides, soutenus par la musique de Jonas Dufrêne, aux accents asiatiques (piano et violon), une deuxième partie statique, au sol, avec d’impressionnantes figures d‘équilibre (freeze) que la danseuse semble complexifier à loisir. Sur les épaules, les mains, la tête, et souvent en torsion, elle joue de ses membres comme un insecte à l’affût. D’une extrême finesse, ces figures constituent de fascinants arrêts sur image, exécutés avec grâce, rappelant parfois les arts martiaux japonais. Des mouvements saccadés, exécutés en force, qui caractérisent la breakdance développée à New York dans les années 1970, il ne subsiste que l’essence du mouvement suspendu. Naoko Tozawa invente un style très personnel, harmonieux et dépouillé. Son corps dessine des sculptures mouvantes d’une grande sensualité et semble comme convoquée à un cérémonial, une méditation transcendantale. Bravo.
L'Effet Mère de Carmel Loanga, hommage à la femme noire
La danseuse fait son apparition en musique, sur un air de rumba africaine. Longue jupe sur un pantalon, chemisier de dentelles, Weston aux pieds – clin d’œil à son père « sapeur » – Carmel Loanga joue du masculin/féminin dans une pièce dédiée aux mères de son pays, le Gabon, qu’elle quitta pour la France à l’âge de quatorze ans.
Elle met des paroles sur ses gestes : « Ma tête est lourde, dit-elle en esquissant quelques pas de breakdance, quelque chose pèse à la femme noire que je suis ». Et d’évoquer la terre rouge d’où elle a été arrachée, les forêts de son enfance et les femmes puissantes qui, tel l’arbre, donnent des fruits. Sans oublier cependant celles qui, violentées « portent des enfants qu’elles ne voulaient pas »...
L’artiste puise l’énergie de sa danse dans la vigueur de ses ancêtres, traversées par le flux de la vie et le rapport à la nature. De ses études d cinéma, elle a gardé le sens du cadre, de la photographie et du montage et, de même qu’elle détourne les vêtements au fil de cette narration dansée – pour dire que, chez elle, les femmes portent la culotte –, elle utilise les codes du hip-hop pour produire une suite de séquences imagées.
Dans un nuage de fumée, pipe à la bouche, elle convoque sa grand-mère, qu’elle n’a jamais connue mais dont le souvenir résonne en elle. Elle tisse un dialogue poétique entre sa propre langue et celle de sa mère, guérisseuse, porteuse des mystères de l’Afrique. Au bout de la chaîne féminine, elle s’adresse à ses filles, de futures « guerrières » comme elle et à l’instar de leurs aïeules.
Ce découpage en tableaux, ponctués par des noirs, s’appuie sur les ambiances sonores proposées par Adrien Kanter : vagues électroniques inquiétantes à la manière des boucles d’Angelo Badalamenti dans les films de David Lynch, bruitages concrets et références musicales ethniques et historiques. C’est sur la chanson Strange Fruit de Billie Holiday qu’elle aborde les questions du racisme : « Southern trees bear a strange fruit/ Blood on the leaves and blood at the root/ Black bodies swinging in the southern breeze/ Strange fruit hanging from the poplar trees) » (Les arbres du Sud portent un étrange fruit/ Sang sur les feuilles et sang à la racine/ Des corps noirs se balancent dans la brise méridionale/ Étrange fruit suspendu aux peupliers).
Sur cette note mélancolique, se clôt la métaphore de l’arbre qui sous-tend ce solo brut, où résonnent les nuits africaines, entre bruissements du vent dans les feuilles, rumeurs étouffées et voix lointaines. Avec son allure androgyne, ses airs un peu désinvoltes et sa forte personnalité, Carmel Loanga ne manque pas de sensibilité.
On peut la retrouver dans la pièce Black Light de Mathilde Monnier, actuellement en tournée, et dans l’adaptation cinématographique de la chorégraphie Maldone de Leila Ka. On la rencontre aussi sur les affiches de grandes marques de vêtements sportifs. Et surtout, il ne faudra pas manquer ses prochaines créations : Totêm et Lacerzione.
Cette soirée bicéphale a permis de découvrir deux nouveaux talents de femmes qui sont actuellement en résidence à l’Auditorium. Portraits de Femmes s’inscrit dans les missions que s’est donné sa directrice : « accompagner les autrices et les auteurs pour les aider au mieux, face une crise sans précédent du milieu de la culture. »
Kinetic Art S Chorégraphie Naoko Tozawa S Musique Jonas Dufrêne S Technique François Magistry S Costume Chiyoko Oniki S Design textile Maximilien Monsk S Administration Laëtitia Revillard S Production déléguée compagnie Anothaï Seynod S Coproduction l'Auditorium Seynod S Accueils en résidence Espace des forges coopérative artistique des collines/ville d’Annecy, Mjc des Carrés Annecy Seynod S Durée 20 minutes
TOURNÉE
Kinetic Art sera présenté en septembre ou octobre 2025 au festival IMPulsion à Lyon, dans le cadre de la Scène Découverte Danse de Désoblique.
L’Effet Mère S Chorégraphie Carmel Loanga S Musique Adrien Kanter S Dramaturgie Sarah Cillaire S Idées lumière Carmel Loanga et Marine Stroeher S Technicienne lumière Romane Lavigne S Stagiaires Eléonore Janny et Kaliana Rakatobe S Production Charlotte Corre S Coproduction Espace 1789 de Saint Ouen, Auditorium Seynod, La Villette-IADU, Cie DCA / Philippe Decouflé, La Place, CND Centre National de la Danse de Pantin S Accompagnement La Belle Ouvrage, Mathilde Monnier et Stéphane Bouquet S Soutien financier Département de Seine-Saint Denis S Durée 40 minutes.
TOURNÉE
21 au 25 janvier 2026 La Villette, Paris 19e Autres dates à confirmer.
Spectacles vus à l’Auditorium de Seynod, Place de l’Hôtel de Ville Seynod- Annecy (Haute-Savoie) Tél. 04 50 520 520 www.auditoriumseynod.com