19 Avril 2025
Version semi-scénique plutôt que musical à part entière, la mise en scène de Laurent Pelly donne à cette première présentation de Gypsy en France ses lettres de noblesse. Une belle réalisation et un plaisir partagé par le public.
Comme en peinture on distinguait le genre « noble » de la peinture d’histoire des autres, dans la catégorisation des genres, il y avait la « grande » musique, savante, et son prolongement chanté et mis en scène qu’incarnait l’opéra, et puis la musique « populaire » dont la comédie musicale, à grand spectacle, était l’une des expressions. La proposition de Laurent Pelly, à la Philharmonie, fait bouger les lignes. Elle consacre non seulement le retour du musical sur le devant de la scène avec un nombre croissant de productions à grand spectacle présentées ces dernières années en France – dont, entre autres, pour les adultes, les Misérables, Notre-Dame de Paris, Black Legends ou le légendaire West Side Story – mais aussi le glissement qui fait aujourd’hui du « divertissement » un spectacle reconnu dont les qualités sont mises en valeur et dont Gypsy est, à cet égard, emblématique.
Une « comédie » musicale révélatrice du genre
Gypsy s’inscrit dans le genre de la comédie musicale en même temps qu’elle s’en démarque par son thème. Si, en effet, la comédie musicale qui émerge dans les années 1940 s’écarte du pur grand spectacle à la Ziegfeld des années 1910-1920 et intègre la théâtralisation introduite dans les années 1930, le duo Richard Rodgers-Oscar Hammerstein fait évoluer le genre en introduisant des sujets graves sur un ton léger, voire même en y apportant un message social.
Gypsy marque un pas de plus dans ce domaine en mettant en scène l’histoire de cette mère, frustrée de n’avoir pas connu la célébrité, qui reporte sur ses deux filles ses velléités d’accomplissement artistique. À travers elle se raconte une quête de réussite à tout prix, une course effrénée au succès qui, ici, se traduit par une dégringolade et non par l’ascension vers le happy end qu’on attend de la comédie musicale. Si l’une de ses filles « réussit », c’est en empruntant les chemins du cabaret de strip-tease et l’on ne peut s’empêcher de transposer l’histoire dans le monde d’aujourd’hui en se remémorant toutes ces jeunes filles qui se rêvent en stars sur les réseaux sociaux à coups de selfies et de likes sollicités ou qui concourent frénétiquement en recherchant une visibilité télévisuelle aussi fragile qu’évanescente et éphémère.
Gypsy, la quête désespérée d’une anti-héroïne
Le spectacle tire son thème du roman autobiographique de Gypsy Rose Lee, une strip-teaseuse devenue célèbre dans les années 1930. Il place au premier plan le destin dramatique d’une mère égocentrique et autoritaire qui pousse ses deux filles, l’une après l’autre, dans ce qu’elle voudrait être les sentiers de la gloire qu’elle aurait voulus connaître pour elle-même mais qui s’avèrent chaque fois conduire à un échec. On suit l’évolution des deux sœurs, June l’extravertie et Louise la réservée, forcée malgré elle à endosser le rôle de sa sœur lorsque celle-ci abandonne le navire. Mais c’est autour de Rose, la mère, que se construit l’intrigue et ce sont les chimères qu’elle projette sur ses enfants qui forment la trame du spectacle. Une histoire assez triste sur le fond, contée sur un mode burlesque bien dans la tradition de la comédie musicale mais qui alterne, musicalement comme scéniquement, le divertissement et le drame et laisse sur la langue un mélange doux-amer.
Une version semi-scénique
La mise en scène fait le choix de limiter la forme du « grand spectacle » et de recourir à une volontaire économie de moyens scéniques. Cela commence par le décor, réduit à sa plus simple expression. Pas de toiles de fond pseudo-réalistes ou de tralalas à faire rêver, coutumiers du genre. Seuls des praticables, situés en avant et en arrière de l’orchestre et sur les côtés, permettent aux comédiennes-chanteuses-danseuses et à ceux qui les entourent – acteurs, danseurs et chanteurs – d’évoluer sur scène. Il revient à la lumière de définir l’espace et les bords des praticables s’illumineront d’un jalonnement de lampes qui évoquent le music-hall lorsque les personnages se produiront « en spectacle ». Des panneaux, portés d’un bord à l’autre de la scène, évoqueront de manière très brechtienne le passage du temps et les changements de lieux.
Du côté des costumes, même ascèse. Hormis la tenue rouge éclatant de la mère, Rose, et la robe « patineuse » blanche de June, sa fille aînée, dont la blancheur virginale souligne la pureté d’éternelle enfant de neuf ans dont sa mère l’a affublée – elle évoque aussi invinciblement la robe soulevée par le souffle du métro de Marilyn Monroe, soulignée aussi par sa voix sucrée –,les costumes restent confinés au noir, y compris dans le cabaret de strip-tease.
La musique au centre
L’orchestre occupe toute la partie médiane, signe de son rôle prépondérant dans le spectacle. C’est autour de lui que tournent les personnages, au milieu de lui qu’ils trouvent leur place. Les cuivres, situés au centre de l’orchestre, marquent l’importance qui leur est accordée par la partition, l’essentiel des cordes étant placé à jardin, les percussions à cour.
Cette répartition dans l’espace renvoie aussi à des types de situation. Si l’étincellement des cuivres renvoie au show-off de ce théâtre dans le théâtre que constituent les séquences consacrées au music-hall, les percussions évoquent une manière circassienne de saluer les entrées en scène et les cordes ont pour registre les états d’âme des personnages. Caressante à grands renforts de cordes lorsqu’elle évoque la tendresse ou l’abattement des personnages, la musique se fait éclatante, presque tonitruante, lorsqu’il s’agit de placer les personnages sous les sunlights et on est frappé de la diversité et de la richesse musicale offerte par la partition, se rapprochant tantôt de la romance ou se syncopant au contraire en rythmes jazzy – qu’on aurait aimés plus « piqués » dans leur exécution – tout en plaçant de-ci, de-là, comme une virgule, une référence musicale.
Gareth Valentine, un grand habitué de la comédie musicale, dirige ici l’Orchestre de chambre de Paris et l’anime avec un bel entrain. Il le rend presque sirupeux lorsque s’exprime la nostalgie ou la tristesse, plein de fougue pour marquer la nécessaire bonne humeur du show ou le triomphe final de Louise, et reste attentif aux entrées de Rose, marquées par un volontarisme forcené. Il donne à Jule Styne, ce compositeur juif londonien d’origine ukrainienne émigré aux États-Unis à qui l’on devra par la suite, en particulier, Funny Girl où s’illustrera Barbra Streisand, tout son brillant et souligne son caractère touche-à-tout.
Variations autour d’un seul personnage
Si tous les interprètes incarnent leur rôle avec talent, ils apparaissent cependant un peu comme des crayonnés, à la fois touchants mais réduits à l’état d’esquisses. Les danseurs qui accompagnent les deux sœurs dans leurs shows sont pleins de vie, les danseuses de strip-tease impayables dans leur manière de jouer avec les accessoires et de singer les mimiques du genre. Il en va de même avec les deux sœurs (représentées chacune par deux comédiennes qui les incarneront à différents âges) et l’amoureux éternel de Rose, sans cesse relégué derrière les rêves de carrière que forme Rose pour ses filles. Laurent Pelly y ajoute un clin d’œil en faisant malicieusement incarner, avec bonheur, par la fille de Natalie Dessay, Neïma Naouri, le rôle de Louise, la fille de Rose qui deviendra une strip-teaseuse internationalement célèbre…
Mais le personnage qui traverse tout le spectacle et en occupe le centre, c’est Rose, la mère, omniprésente et tyrannique, vindicative, aux irruptions sans cesse intempestives. On savait Natalie Dessay bonne comédienne. Elle en fait la preuve une fois de plus, arpentant avec rage le plateau, bec et ongles sortis pour défendre sa progéniture. Mais elle sait aussi faire apparaître les failles du personnage quand son univers s’effrite, avant de repartir au combat avec la même hargne. Une figure de femme guerrière, même si elle reste une mère abusive. Sur le plan musical, toute soprano qu’elle est, elle ne s’engouffre pas moins dans une voix de gorge qui fait rouler la langue – et son chant – dans les abîmes où la précipite la tentative désespérée de cette mère pour garder la tête hors de l’eau.
Il suffit d’ajouter que tous lèvent la jambe en cadence avec un bel ensemble et que la chorégraphie de Lionel Hoche joue son rôle d’entraînement teinté d’humour et de bonne humeur pour compléter le tableau. Mais l’une des « leçons » du spectacle, en dehors de l’intérêt de son thème et de son traitement musical et scénique, est de montrer que, de la même manière qu’on affirme qu’un bon acteur peut tout jouer, un orchestre classique peut sortir de son registre et des artistes lyriques du leur pour tout faire, y compris créer un spectacle qui fait tomber les barrières entre savant et populaire, élitisme et grand public.
Gypsy, une fable musicale. Comédie musicale en deux actes
S Musique de Jule Styne S Livret d'Arthur Laurents S Paroles de Stephen Sondheim S D’après les mémoires de Gypsy Rose Lee S Orchestre de chambre de Paris, Gareth Valentine, direction S Laurent Pelly, mise en scène, costumes S Agathe Mélinand, traduction des dialogues S Lionel Hoche, chorégraphie S Marco Giusti, lumières S Massimo Troncanetti, scénographie S Victoria Rastello, collaboration aux costumes S Daniela Eschbacher, collaboration aux coiffures et maquillages S Paul HIggins, assistant à la mise en scène S Unisson Design, design sonore S Aline Loustalot, décor sonore S Stéphane Petitjean, chef de chant S Avec Natalie Dessay (Rose), Neïma Naouri (Louise), Medya Zana (June), Daniel Njo Lobé (Herbie), Antoine Le Provost (Tulsa), Barbara Peroneille (Mazeppa, Hollywood Blonde), Marie Glorieux (Electra, Hollywood Blonde), Kate Combault (Tessie Tura, Hollywood Blonde), Juliette Sarre (Miss Cratchitt, Agnès, Hollywood Blonde, Renée), Rémi Marcoin (L.A.), David Dumont (Kansas), Léo Gabriel (Yonkers), Thomas Condemine (Uncle Jocko, Weber, Pastey), Pierre Aussedat (George, père de Rose, Cigar, Mr Goldstone) S Maîtrise Populaire de l'Opéra Comique. Les autres rôles sont joués par les mêmes artistes S Production Philharmonie de Paris S Coproduction Opéra national de Lorraine, Théâtres de la Ville de Luxembourg, Orchestre de chambre de Paris, Théâtre de Caen, Opéra de Reims S Coréalisation La Villette, Philharmonie de Paris S GYPSY est présenté en accord avec Concord Theatricals Ltd. pour le compte de Tams-Witmark LLC S Durée environ 2h30 avec entracte.
Du 16 au 19 avril 2025 à 20h
Philharmonie de Paris – 211 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris
www.philharmoniedeparis.fr