31 Mars 2025
Le hasard met parfois sur notre route des événements qui déclenchent des réactions en chaîne et laissent une empreinte durable. C’est ce que relate Florence Huige lorsqu’elle rencontre une femme mystérieuse du nom de Sara.
L’actrice qui apparaît sur scène n’a rien qui la distingue des milliers de personnes qu’on pourrait croiser dans les rues. Une gabardine beige sur un ensemble pantalon de couleur analogue. Une élégance presque anonyme, faite de neutralité. Elle parle à la première personne, se présente en tant que comédienne, autrice et metteuse en scène. Une femme de théâtre qui, accompagnée d’une amie, rencontre un beau jour dans la rue une femme au discours assez énigmatique.
Cette femme semble avoir été, sous des dehors peu reluisants, quelqu’un d’autre, par le passé. Elle se livre par bribes, évoque des contacts avec plusieurs présidents de la République française, se dit suivie, surveillée par les Renseignements généraux, persécutée, en danger de mort. Un discours insolite, qui pourrait tenir de la mythomanie si les médias n’annonçaient, quelque temps après, le meurtre de trois jeunes femmes, des militantes politiques kurdes. En l’une d’elles, la narratrice reconnaît cette femme croisée un soir, qui disait se nommer Sara.
Le récit d’une quête
La narratrice tente alors de rassembler les morceaux pour reconstituer le portrait de celle qui lui avait laissé un souvenir si marquant. Elle cherche à cerner sa personnalité, découvre une militante de la cause kurde en exil à Paris. Elle retrace peu à peu sa vie et, au-delà, son appartenance à un peuple de plus de quarante millions d’âmes, écartelé entre quatre pays – la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran – et persécuté dans chacun d’entre eux. Le Kurdistan constitua, un bref moment, une entité, un pays, avant que la géopolitique mondiale n’en décide autrement et ne partage sa dépouille en fonction des intérêts du moment.
Aujourd’hui c’est sur le terrain de la reconnaissance de leur culture et d’une égalité de droits avec les citoyens des pays auxquels ils sont rattachés que se battent les Kurdes, discriminés dans tous les moments de leur vie quotidienne. Sara, dont la narratrice retrouve le vrai nom – Sakine Cansiz – et les activités, fut emprisonnée durant treize ans et torturée avant de rejoindre la lutte armée kurde.
Un portrait qui s’élabore au fil du récit et un propos qui se déplace
Cette évocation qui se met peu à peu en place s’affranchit progressivement de l’histoire de Sakine Cansiz et de son assassinat dont le commanditaire – quoique la participation des « loups gris », appartenant à l’extrême-droite turque soit attestée – reste encore inconnu. Elle s’échappe du parcours biographique de la résistante kurde pour l’élargir à la condition féminine kurde. Sara a en effet créé une armée des femmes et s’est battue pour leur droit à l’éducation, facteur pour elle de liberté. Et, de fil en aiguille, voilà la comédienne-autrice lancée sur les traces de cette culture si particulière, en particulier auprès des associations et du Centre culturel kurde à Paris.
Une mise en scène minimaliste
Florence Huige incarne tour à tour les protagonistes de cette histoire à trois voix – la sienne propre en tant que narratrice, celle de son amie et celle de Sara – en changeant, avec brio, de timbre à chaque fois. Une malle d’accessoires de théâtre qui se muera en banc contiendra les quelques éléments de la transformation de la comédienne-autrice dans sa découverte de la culture kurde qui la conduit aussi à une interrogation sur elle-même. À la gestuelle rigide, proche de l’immobilité, qu’elle utilise pour camper le personnage de Sara, femme traquée, en autosurveillance permanente, elle oppose la liberté de mouvement plus grande de la narratrice qu’elle est. Plus tard, lorsque la narratrice entamera sa quête, le fantôme de Sara apparaîtra, matérialisé par une ombre omniprésente en fond de scène. La musique kurde d’Issa Hassan, en petits éclats sonores de bouzouk de plus en plus présents, imposera quant à elle la présence du Kurdistan.
Au-delà du spectacle, ces cultures qu’on assassine
On se laisse prendre par cette étrange rencontre et par la curiosité qui pousse Florence Huige à chercher à en savoir plus sur la personnalité hors du commun de Sara-Sakine Cansiz et, partant, sur la lutte des femmes kurdes. Florence Huige rappelle à ce sujet le combat des femmes kurdes contre Daesh, dans le nord de la Syrie, lors des événements récents.
Si l’on trouve un important intérêt à ce qu’elle découvre – fait inhabituel pour une population musulmane, les femmes kurdes occupent traditionnellement le même rang social que les hommes – et si l’on ne peut que souscrire à la volonté militante de l’autrice, son « illumination » concernant la culture kurde semble cependant un peu artificielle, sans doute en raison d’une approche qui reste de l’ordre de l’intellect et se rattache plus au documentaire, à l’appris, qu’à l’expérience réelle. Dans le double registre de l’appartenance à une communauté et au genre féminin, d’autres spectacles, proposés par de jeunes comédiennes et autrices kurdes, apparaissent plus percutants parce que plus chargés de vécu.
Il n’en demeure pas moins que mettre l’accent sur ces cultures aujourd’hui menacées de disparition en raison du contexte politique et mettre en lumière la résistance opposée à leur anéantissement reste une question vitale. Comme de rappeler que d’autres exemples existent ailleurs – on pourrait citer, par exemple, le cas des Ouïghours en Chine. Il est de par le monde nombre de génocides culturels qui ne disent pas leur nom. Et l’autrice accuse, avec raison, les pays qui se partagent le Kurdistan d’éradiquer la culture kurde et d’écraser sa population.
Une légende à la rue
S De et avec Florence Huige S Mise en scène Morgane Lombard et Florence Huige S Musique Issa Hassan S Scénographie Charlotte Villermet S Lumières Maurice Fouilhé S Costumes Dominique Rocher S Création sonore Florent Lavallée et Rana Eid S Soutiens Association Beaumarchais-SACD, ADAMI déclencheur, MNA TAYLOR - Prix Constant Coquelin, Théâtre de la Huchette, Théâtre Aleph, Ivry, Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne S Durée 1h25
Du mercredi 20 février au mercredi 30 avril, les mercredis et jeudis à 21h
Théâtre de L’Essaïon - 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris