24 Février 2025
Pendant cinq jours, la vaste halle du Carreau du Temple s’ouvre à un festival singulier. En question : le corps, au-delà des stéréotypes liés au genre, à la couleur de peau, au handicap… Une manifestation joyeuse en cette veille de la Saint-Valentin, carnaval érotique qui célébrait le printemps au Moyen-Âge et jusqu’à la Renaissance.
Un programme pluriel
Spectacles atypiques, performances, cours de danse, soirée clubbing, compétition de voguing, ateliers de cosmétique et de bien-être, conférences où l’on s’interroge avec les artistes sur la place du corps dans notre société contemporaine, autant de propositions concoctées par la directrice des lieux, Sandrina Martin. Elle nous invite à plonger dans « un bain bouillonnant d’esthétiques diverses, de points de vue pluriels et internationaux […] Du plus performant au plus étrange, le corps physique, ou plutôt sa perception, en dit long sur le corps social et politique qui modèle nos regards ». En piste pour leur show, les artistes : Olivier Dubois, Lasseindra Ninja Lanvin, Alice Davazoglou, Myriam Soulanges, Lenio Kaklea, Boglárka Börcsök & Andreas Bolm, LA CREOLE, Marie-Jo Faggianelli, Nadia Vadori-Gauthier, Cabaret La Sirène à Barb. Et pour les cours de danse : Taïna de Bermudes, danseuse au Crazy Horse, Karl Paquette, ex danseur étoile et professeur à l’Opéra national de Paris ; Angelina Bruno, danseuse hip-hop, Isaïa Badaoui, danseur au Ballet national de Marseille – (La)Horde.
Figuring Age. Trois corps en un. Boglárka Börcsök donne corps et voix aux ancêtres de la danse contemporaine hongroise
Dans un espace immaculé cerné de draps, toute de blanc vêtue, la chorégraphe et danseuse magyare invite le public à s’asseoir autour d’elle, par terre, sur quelques sièges ou sur le lit. Sous une lumière vive invariante, elle se dit hantée par trois vieilles danseuses qu’elle a rencontrées avec le cinéaste allemand Andreas Bolm, pour réaliser un documentaire à partir de leurs souvenirs :The Art of mouvement.
Àgnes Irén et Éva, âgées de 95 et 101 ans, s’emparent ici du corps de Boglárka Börcsök. Comme habitée par un Dibbouk, celle-ci se métamorphose à vue d’œil : épaules tombantes, dos voûté, équilibre précaire, elle se déplace avec lenteur, demande d’une voix éraillée de l’aide aux spectateurs pour se lever, s’asseoir, puis, au finale, se coucher. Et les trois vieilles, par sa bouche, de raconter comment elles ont réussi à survivre et adapter leur art, face aux bouleversements sociopolitiques dans la Hongrie du XXe siècle. En particulier quand les fascistes interdirent la scène aux juifs et que le régime communiste bannit la danse contemporaine en tant qu’art bourgeois...
Avec douceur et persévérance, la performeuse fait ressentir la fragilité, la vulnérabilité des corps âgés, qui exigent l’attention et l’écoute des visiteurs. Ses personnages dans la peau, elle partage avec le public la décrépitude du devenir vieux, dernière étape vers la mort qu’elle attend en nous congédiant depuis son lit douillettement installée par un spectateur.
Figuring Age est d’autant plus émouvant que, lorsque l’on quitte la chambre, le cœur serré, on retrouve Àgnes Irén et Éva filmées dans leur appartement respectif. La caméra les a captées en plan fixe ou suivies quand elles s’aventurent à petits pas dans ces pièces silencieuses, pleines de bibelots, de photos, de vestiges de toute une vie. À leurs mouvements parcimonieux, à leurs déplacements difficiles, à leur immobilité ou à quelques timides exercices de danse, il apparaît que Boglárka Börcsök s’est approprié leur gestuelle – ou bien ont-elles bel et bien pris possession de la jeune danseuse. À travers les époques, on retrouve chez cette dernière la crainte d’un retour à ce qui a brisé la carrière de ses aïeules. « Avec Orban, la peur est revenue », dit-elle avant de congédier le public.
Pour sortir au jour. Le temps retrouvé. Olivier Dubois revient sur vingt cinq ans de danse avec les chorégraphes les plus en vue. Son corps et lui se souviennent et racontent : un solo festif et déroutant.
« Ce soir, je vais danser au bord du précipice », annonce le danseur et chorégraphe en accueillant le public, bouteille de champagne à la main et cigarette au bec. Un peu à l’étroit dans son costume noir, il propose aux spectateurs de partager clopes et verres. Histoire de chauffer l’ambiance avant d’inviter des volontaires à le rejoindre sur scène pour tirer au sort, dans des enveloppes, les pièces et musiques qu’il va évoquer et réinterpréter dans la soirée. Au gré des morceaux choisis, il se prête à un exercice de mémoire et d’endurance physique étonnant.
Avec son corps de cinquante deux ans, il revisite les grands spectacles dont il fut, il y a plus de vingt-cinq ans, l’un des danseurs fétiches avant de devenir un chorégraphe incontournable, directeur du Ballet du Nord de 2014 à 2017. Il s’avère ici un surprenant danseur. Ce « corps de patate » — comme l’avait qualifié Andy de Groat— se souvient : « des ces milliers de gestes et de mouvements, des litres de sueur, des centaines de blessures, d’une bonne dose de joies et de peines. »
Avec une vivacité stupéfiante, entre humour et nostalgie, il va servir, en hors d’œuvre, Personne n’épouse les méduses d’Angelin Preljocaj sur la musique originale de Maxximum SC. On retrouve, dans cette création de 1999, la construction et les mouvements rigoureux du chorégraphe. Il donne ensuite une version très parodique du Peplum (2007) de Nasser Martin-Gousset en réincarnant Jules César, « peau bleue, pieds noirs et en blouson du cuir », et se rappelle les débordements amoureux d’Antoine et Cléopâtre.
Autre anecdote savoureuse : son engagement par le Cirque du Soleil à Las Vegas pour figurer dans un show de Céline Dion, A New Day. Aventure de courte durée, le metteur en scène, Franco Dragone, ayant supprimé son rôle. La bande son qu’il lance depuis son ordinateur débite I Surrender, de la star canadienne (rires garantis). Interprète fidèle de Jan Fabre, il revit le prélude de Je suis sang, créé en 2001 dans la Cour du Palais des Papes en Avignon, un solo de quarante-cinq minutes, en string et tétons roses, perruque à la Marilyn Monroe, « éprouvant mentalement et émotionnellement ». Pour continuer dans l’ironie, il demande à des spectateurs de lui lancer les violents quolibets que la troupe a essuyés à la première d’Histoire de larmes du même chorégraphe, toujours à Avignon, en 2005. Drôle et violent. « Mais j’ai aimé danser, tellement ! », avoue-t-il, esquissant les chorégraphies de Sasha Waltz (Inside out) et William Forsythe (In the Midlle, Somewhat Elevated)... Avant d’entraîner – dernier acte de ce one man show – le public à le rejoindre sur le plateau : « Dansons ensemble, c’est le seul trésor que je possède et je voudrais le partager avec vous. »
« Que reste-t-il, quelles saveurs de ces vestiges d’histoire de l’art, d’histoire de corps ? Moi-même, un monstrueux chef-d’œuvre ? », se demande Olivier Dubois. Pour sortir au jour apporte une belle réponse à la question. Les balletomanes y retrouvent leurs propres souvenirs de cet art éphémère. Les plus jeunes reçoivent en partage des morceaux choisis d’histoire de la danse, revécus de l’intérieur, avec une intense émotion, sous couvert d’humour.
La Sirène à barbe : un cabaret trans
Pour clore cette soirée, une troupe de joyeux travestis s’égaye parmi les spectateurs. Dans la grande tradition du cabaret trans, huit drag queens déchaînées chahutent le public. Sur scène, d’élégants numéros de cordes aériennes et des clowneries de danse acrobatique succèdent à des chansons parodiques de Barbara ou Dalida, Tina Turner... Avec force perruques, paillettes, extravagances, ce cabaret célèbre le corps trans et travesti dans sa diversité, sans complexe. Maxime Sartori (Sweetie bonbon), Erwan Le Gaillard (Erwan), Alonso Ojeda (Alonso Jim), Christophe (Miss Tara Jackson), Waine Douglas (Kara Van Park), Aurélie Decaux(Ma Lily) et Élodie Lunoir (Odette Lünn) sont réunis autour de Nicolas Bellenchombre, fondateur de La Sirène à barbe en 2021 à la suite d’une agression homophobe dont il a été victime dans sa ville natale, Dieppe : « un safe place pour toutes et tous puisque la meilleure réponse qu'on puisse donner à la violence, c'est la joie ». Le cabaret est ouvert tous les week-ends et gageons que la troupe continuera sa tournée au-delà du port normand.
Si on en croit le programme d’ouverture, Everybody a atteint une allure de croisière et, par son audacieuse singularité, affirme sa juste place dans le paysage parisien. L’engouement du public enthousiaste en témoigne.
Le Festival Everybody 2025, festival sur le corps contemporain, quatrième édition, Carreau du Temple s’est tenu du 14 au 18 février 2025.
Figuring Age S Concept, chorégraphie, production Boglárka Börcsök et Andreas Bolm S Danseuses âgées Éva E. Kovács, Irén Preisich, Ágnes Roboz Performance Boglárka Börcsök S Interprété en anglais et traduit en simultané en français avec un dispositif de casques audio mis à disposition du public S Durée 1h
Pour sortir au jour S Conception & interprétation Olivier Dubois S Régie générale et son François Caffenne S Création 2018 S Durée 1h30
Tournée
18 mars 2025, Théâtre Durance, Château-Arnoux
20 mars 2025, Théâtre du briançonnais , Briançon
Samedi 29 mars 2025, Les Bords de Scènes, Juvisy-sur- Orge
Vendredi 11 avril 2025, Opéra de Vichy, Vichy Vendredi 16 mai 2025, Ludwigshaffen (Allemagne)
Samedi 17 mai 2025, Ludwigshaffen (Allemagne)
La Sirène à barbe S Direction artistique Nicolas Bellenchombre S Avec Maxime Sartori (Sweetie bonbon), Erwan Le Gaillard (Erwan), Alonso Ojeda (Alonso Jim), Christophe (Miss Tara Jackson) et Waine Douglas (Kara Van Park), Aurélie Decaux (Ma Lily) , Élodie Lunoir (Odette Lünn) S Régisseur général Arthur Delamotte S Chief stage manageuse et costumes Amandine Leblaye S Perruques et costumes Danielle Finot S Direction de production Christine Pawlak S Performance tous les week-ends, 3-5 Place Nationale, Dieppe T. 07 56 95 31 63