22 Février 2025
Un homme et une femme sont en errance, chacun à sa manière, dans un no man’s land, un espace indistinct. La rencontre entre ces deux solitudes nous raconte, dans ce beau et fort spectacle, un peu de notre propre histoire.
Elle est perchée sur un parpaing, dans une robe virginale tachée de sang, éclairée par un halo de lumière. Il est pour le moment dans l’ombre, sur le bord de la scène. Il est une voix, une silhouette invisible qui se précisera progressivement à mesure qu’il s’éloigne des spectateurs pour apparaître sur le plateau. Il avance dans le chemin que lui trace un faisceau lumineux. Deux espaces délimités par la lumière, qui se définissent isolément, sans contact, pour deux personnages aux destinées distinctes. Lui, personnage unique marqué par le voyage, elle cheminant, immobile, dans de multiples définitions de soi.
L’éternité de la mythologie au cœur
Ulysse moderne, il est géomètre, enfermant la Terre dans un réseau de mesures qui ne laissent plus place au rêve. Exilé, il raconte une manière de raser les murs, de passer sans se laisser voir, de se fondre dans le décor, de se rendre invisible. Il est venu pour construire cette ville « nouvelle » qui s’édifie sur les décombres du monde ancien. Il se demande s’il rentrera chez lui, s’il retrouvera sa femme et son fils laissés au pays.
Elle est femme kaléidoscopique. Tour à tour Électre pleurant une mère qu’elle n’a jamais aimée, puis Phèdre éperdue d’amour devant Ulysse lorsqu’ils se rejoindront, un temps, elle devient Médée, meurtrière de ses enfants, qui sort enfin de prison, et Antigone, sœur d’un terroriste, devenue dangereuse parce qu’en révolte contre les interdits qu’on dresse devant elle. Son « aventure », c’est le voyage dans la tête d’une femme qui porte en elle toutes les tragédies féminines.
Leur périple et leur rencontre, c’est la mise en commun de leurs deux isolements, de leurs exils, non dans la naissance d’une improbable histoire d’amour mais dans la reconnaissance mutuelle de leur décalage par rapport à un réel qui leur échappe. L’un sert de miroir à l’autre et c’est dans la conscience de leur différence qu’ils trouvent le trait d’union qui les relie.
Se rencontrer sans se voir
La pièce entière se déroulera à la croisée de leurs deux solitudes dans un monde marqué par la destruction. Il y a d’abord le silence, qui les sépare, mesuré comme on enferme le monde dans le calcul du temps. Leur contact se fera sur le mode de l’évitement. Isolés dans la bulle lumineuse qui éclaire tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois l’un et l’autre mais séparément, ils ne se rejoindront pas, sauf fugacement, lorsqu’elle endossera la facette féminine de Phèdre, l’amante. Ils se parlent mais ne se regardent pas, ou se regardent quand ils ne parlent pas, se prennent à témoin de leurs existences sans pour autant s’intéresser l’un à l’autre dans de longs et intenses monologues, avant de trouver le chemin d’un dialogue organisé en phrases courtes, factuelles, qui retournent, finalement, au monologue, comme pour souligner l’impossibilité de se trouver une place sociale dans un monde dont les seules manifestations sont celles, déformées et oniriques, des machines et de la destruction.
La langue, aiguisée comme une lame
C’est dans l’apparente simplicité d’une langue du quotidien que se niche l’étrangeté. La pièce commence en phrases courtes, elliptiques. Pour lui, toutes en infinitives avant d’être privées de verbe. Pour elle, en interrogations et en allers-retours indécis. Comme pour juxtaposer de petits blocs, à l’image des fragments qui, assemblés au fil du temps, reconstruiront cette intrigue qui n’en est pas une dans l’errance des personnages. Il reviendra à la comédienne et au comédien, qui est aussi le metteur en scène, de les détacher de leur banalité pour les faire entendre, chacun à sa manière. À l’intensité empreinte de passion de Marie Micla, qui emprunte les sentiers de la tragédie, répond la froideur descriptive de Jean-Noël Dahan, à l’image de son personnage de mesureur de chaque chose. Chacun détache mots et phrases comme pour leur faire rendre gorge, leur donner tout leur poids de sens dans une quasi immobilité des parcours, elle cramponnée à son rocher de béton, lui en lente marche avant que le processus ne s’inverse puis qu’ils fassent cause commune.
Pour le spectateur, plongé dans cette langue familière devenue étrangère, il ne reste qu’à se laisser porter au fil du balancement chaotique des séquences, en saisissant les bribes qui reconstruisent cet espace spleenétique qui évoque la perte du rêve, la fin d’un monde, les malfaçons dissimulées du futur, l’invisibilité, la fuite, le manque d’amour, la colère.
« Pendant des années, j’ai placé tous mes espoirs dans l’avenir, dit l’homme, comme si le présent n’était qu’une course d’obstacles. Et maintenant que j’ai atteint la ligne d’arrivée, je m'arrête devant les vitrines et je doute encore de pouvoir me glisser dans l’un de ces costumes qui autrefois me paraissaient trop larges ou trop étroits. » Au bout du chemin de cet oratorio à deux voix ne se trouve que le silence. Le silence effrayant des espaces infinis ouverts par une détresse sans fin et par l’isolement…
Cet Air Infini. Texte Lluïsa Cunillé. Traduction Laurent Gallardo
S Mise en scène Jean-Noël Dahan S Jeu Marie Micla et Jean-Noël Dahan S Création lumières Marc Delamézières S Création sonore Jean-Marc Istria S Production Cie Eclats Rémanence, Cie Les Rugissants S Avec le soutien du Théâtre des Quartiers d'Ivry - CDN du Val-de-Marne, et de L’ARCAL, compagnie nationale de théâtre lyrique et musical S Spectacle labellisé « Rue du Conservatoire » (Association des élèves et des anciens élèves du Conservatoire) S Texte traduit avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale S Cette pièce, écrite en 2010 et traduite en 2023, a remporté le Prix national de littérature dramatique (Espagne) en 2010 S Durée 1h15
Avant premières presse jeudi 20 février et vendredi 21 février 2025 au Centquatre-Paris
Du 13 au 30 mars 2025, du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30
Théâtre de l’Épée de bois – Cartoucherie, Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris
https://epeedebois.com