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Arts-chipels.fr

Elizabeth Costello. Les tribulations existentielles d’une vieille dame indigne.

Phot. © Magda Hueckel

Phot. © Magda Hueckel

Krzysztof Warlikowski met en scène les tours et détours d’une héroïne sortie des romans de John Maxwell Coetzee, double littéraire de l’auteur sud-africain. Un parcours sinueux en forme de portrait intime et de traité philosophique.

Une figure polymorphe

Chez John Maxwell Coetzee, Elizabeth Costello est un personnage à multiples facettes. Citée pour la première fois dans l'une de ses conférences en 1999, elle revient par la suite dans son œuvre : en 2003, dans un roman éponyme, elle est une conférencière renommée, voyageant à travers la planète et politiquement incorrecte. Coetze s’inspire en cela d’un de ses propres voyages en Amérique, invité par des universités. Militant écologiste, il y avait fait scandale en comparant l’abattage des animaux à l’Holocauste. Dans L’Homme ralenti (Seuil 2005), l’héroïne revient en écrivaine sexagénaire intrusive, forçant le destin de l’un de ses personnages, Paul Rayment, unijambiste à la suite d’un accident de vélo. Enfin, dans L’Abattoir de verre (Seuil 2018), elle apparaît en vieille dame, qui fête son anniversaire en famille et évoque sa fin de vie, se faisant l’écho du romancier qui avait alors soixante-dix-huit ans. Pour représenter cette personnalité fluctuante, les interprètes se succèdent : « Je ne voulais pas trop la déterminer, explique le metteur en scène polonais, d’où les différentes incarnations du personnage sur scène. » Aux côtés de cette Elizabeth polymorphe, l’ensemble des acteurs, tous  exceptionnels, se fondent dans une vingtaine de rôles.

Phot. © Magda Hueckel

Phot. © Magda Hueckel

Un spectacle à tiroirs

Krzysztof Warlikowski avait déjà accueilli ce personnage dans de précédents spectacles : (A)ppolonia (2009) et Koniec (La fin, 2011). Il lui consacre aujourd’hui une pièce grand format (quatre heures, entracte compris). Suivant la chronologie de l’écriture, il découpe la pièce en cinq parties, avec plusieurs actrices et acteurs dans le rôle de l’héroïne. De plus, comme à son habitude, il associe à l’univers de J.M. Coetzee les œuvres de Philippe Parreno (Anywhere out of the World), Sophie Calle (Des histoires vraies), et surtout Franz Kafka avec la présence récurrente d’un singe (incarné par Andrzej Chyra), tout droit sorti de Rapport pour une académie.

Chacune des parties est titrée et le spectacle nous balade de causerie en causerie, dans des colloques universitaires, sur un bateau en croisière le long de la banquise qui s’écroule, à Amsterdam et en Australie. La scénographie, très ouverte, situe les ambiances de ces pérégrinations par le truchement de paysages projetés en vidéo sur un écran panoramique en fond de scène. Des éléments de mobilier modulables, des jeux de rideaux et d’éclairages marquent la transition d’une séquence à l’autre. Cet agencement spatial s’efforce de rendre lisible l’emboîtement des modes narratifs pas toujours évident, l’action se déroulant souvent sous le regard d’un personnage témoin (l’auteur ? l’alter ego du metteur en scène ?) qui laisse parfois tomber quelque commentaire narquois.

À la recherche du sens

Le romancier s’abrite derrière son double fictif pour traiter avec un humour provocateur des thématiques qui traversent notre modernité, notamment dans leur dimension féministe et écologique. Plus largement, on aborde des questions telles que le réalisme en littérature, le « génocide » des animaux, les rapports sexuels entre les hommes et les dieux, le nazisme comme mal absolu et la question de sa représentation, la mort. Dans ces débats, Elizabeth Costello met souvent les pieds dans le plat, exprimant ainsi le point de vue de l’auteur sous couvert de fiction. Ainsi, il s’en prend, via la conférencière, à des figures réelles de l’intelligentsia, entre autres l’essayiste et romancier britannique Paul West.

La liberté que l’auteur accorde à son double iconoclaste offre tout loisir à Krzysztof Warlikowski de dérailler à son tour, avec quelques interventions disruptives. Il ne résiste pas à montrer sur scène le fameux singe savant de Kafka évoqué dans une conférence d’Elizabeth Costello sur le réalisme. L’animal intervient même pour défendre ses semblables, lors d’un  dîner avec les scientifiques de l’Académie qui évoquent leur plaisir de manger de la viande. La mise en scène brouille les pistes à plaisir et certains spectateurs ont du mal à s’y retrouver dans ce dédale, surtout quand les séquences s’enlisent dans des conversations sans fin. Résultat, une partie du public déserte la salle à l’entracte. Dommage car la dernière séquence apporte de la cohérence à cette traversée théâtrale au long cours.

Phot. © Magda Hueckel

Phot. © Magda Hueckel

Un dernier credo

Krystof Warlikowski s’attache en tant qu’artiste « non pas à donner une image du monde mais à lutter pour donner un sens au monde dans lequel il vit ». À l’instar de John Maxwell Coetzee qui refuse de se définir comme « auteur sud-africain », préférant l’épithète « écrivain occidental vivant en Afrique du Sud », dans la mesure où son cadre fictionnel ne s'inscrit pas dans le contexte de son pays d’origine, ses fables se veulent universelles et humanistes plus qu’humanitaires : « Je suis juste quelqu'un qui, comme tout prisonnier enchaîné, a des intuitions de liberté et qui construit des représentations de gens laissant tomber ces chaînes et tournant leurs visages vers la lumière. »

En faisant d’Elizabeth Costello sa porte-parole, il lui confie ses coups de gueule : elle est une véritable chipie, presque jusqu’au bout de son parcours. Elle éprouve un malin plaisir à prendre à rebrousse-poil les conventions pour traquer l’hypocrisie et les faux semblants et le politiquement correct en vogue aujourd’hui... Après l’entracte, elle paraît en vieille femme un peu assagie mais tout aussi facétieuse face à la mort. Ses enfants lui proposent de l’accueillir et de l’accompagner sur la fin de ses jours. Mais elle veut affronter la camarde en solitaire. Dans un émouvant duo testamentaire, sous les traits de la bouleversante Maja Komorowska, elle s’adresse à son fils qu’on a vu à ses côtés tout au long du spectacle. L’actrice de quatre-vingt-six ans, que Krzysztof Warlikowski avait dirigée dans Angels in America en 2007, est une figure emblématique du théâtre et du cinéma polonais depuis les années 1970.

Cette apparition conclut en beauté cette œuvre qui interroge notre avenir à travers le destin des poussins mâles. N’est-ce pas à la vie même que l’on s’en prend en exterminant ces petites bêtes ? C’est Coetze, le vieux militant écologiste, qui parle par la bouche de l’actrice : « Pour l’essentiel, je ne sais plus à quoi je crois. [...] Néanmoins je m’accroche à une dernière croyance : que le petit poussin qui m’est apparu sur mon écran la nuit dernière est apparu pour une bonne raison, lui comme les autres êtres négligeables dont le chemin a croisé le mien, en route vers leur mort respective. [...] Je suis l’unique être de l’univers qui se souvienne encore d’eux. [...] C’est pourquoi j’ai écrit sur eux et pourquoi je voulais que tu lises les papiers. Pour que je te transmette à toi, leurs souvenirs. C’est tout. » 

Elizabeth Costello d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre de John Maxwell Coetzee
S Mise en scène Krzysztof Warlikowski S Avec Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska S Costumes et décor Małgorzata Szczeniak S Lumières Felice Ross S Scénario Piotr Gruszczynski, Krzysztof Warlikowski S Collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska S Dramaturgie Piotr Gruszczyn ski S Collaboration artistique Claude Bardouil S Musique Paweł Mykietyn S Vidéo Kamil Polak S Maquillages Monika Kaleta S Assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz S Traduction du texte en français Margot Carlier S Traduction du texte en anglais Artur Zapałowski S Surtitrage Zofia Szymanowska S Production  Nowy Teatr – Varsovie S Coproduction La Colline – Théâtre national, Schauspiel Stuttgart, Festival d’Avignon, Théâtre de Liège, Athens Epidaurus Festival, Les Théâtres de la ville de Luxembourg, Malta Festival Poznan ́ 2024Avec le soutien de Ministry of Culture and National Heritage (Pologne) S Avec l’aide de Kinoteka – Varsovie, de l’Institut français de Pologne et de l’Institut Adam Mickiewicz L’Institut Adam Mickiewicz est le principal partenaire de la tournée européenne 2024/2025 S Le spectacle a été créé le 11 avril 2024 au Nowy Teatr de Varsovie S Crédits complémentaires Le texte de la pièce inclut des extraits des œuvres littéraires :J.M. Coetzee, Elizabeth Costello, traduit en polonais par Zbigniew Batko ; J.M. Coetzee, Slow Man, traduit en polonais par Magdalena Konikowska ; J.M. Coetzee, As a Woman Grows Older, Vanity, The Glass Abattoir traduits en polonais par Jacek Poniedziałek S Durée 4h incluant un entracte S Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais

Du 5 au 16 février 2025
Théâtre de la Colline – 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris https://colline.fr

TOURNÉE
Konfrontacje Lublin les 4 et 5 octobre 2025
Dialog-Wroclaw les 18 et 19 octobre 2025
Teatr Wybrzeze (Gdansk) le 26 octobre 2025

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