7 Février 2025
Condenser près d’un an et demi de parution en feuilletons en une heure quarante tient de la gageure. Si le misérabilisme qui fit monter les Parisiens à l’assaut de chaque parution du Journal des Débats et les fit courir vers les cabinets de lecture ou se faire lire la suite de l’histoire peut sembler obsolète, les Mystères de Paris n’en conservent pas moins, dans cette version largement infidèle, le goût délicieusement rétro du roman populaire, d’autant qu’il est mené avec verve et entrain.
Les aventures de Fleur-de-Marie, enfant des rues livrée à seize ans au vol et promise à la prostitution, ont eu de quoi faire pleurer dans les chaumières. Son sort de chanteuse des rues, Goualeuse orpheline – du moins le croit-on – maltraitée par deux canailles, sauvée par un richissime prince étranger qui circule incognito dans les bas-fonds de Paris à la recherche d’un garçon enlevé à sa mère, fournit tous les ingrédients du roman populaire. Sa transformation en comédie musicale au titre éponyme de celui d’Eugène Sue offre un point de vue où le divertissement occupe une large place.
Une révolution romanesque
Initialement publiés en deux volumes, les Mystères de Paris ont un tel succès qu’ils sont déclinés en un feuilleton, publié dans le Journal des Débats de juin 1842 à octobre 1843. Les raisons de l’engouement qu’il suscite tiennent au choix fait par Eugène Sue d’entrer dans un monde invisible aux yeux des nantis. À cette époque, il n’est guère de bon ton d’écrire sur les basses classes de la société, ces gens du peuple dont on dit qu’ils sont « sales » et sentent « mauvais ».
Les amener sur le devant de la scène provoque ainsi un immense remue-ménage. Les Mystères déchaînent les passions – Gautier écrit que « des malades ont attendu, pour mourir, la fin des Mystères de Paris » – et le dandy Sue, qui s’attachait dans son roman aux classes « dangereuses », en fait le roman des classes laborieuses. L’auteur, qui avait commencé par s’excuser, auprès de ses lecteurs bourgeois et nobles, de les plonger dans les sordides horreurs du Paris des bas-fonds, se transforme, à la suite des milliers de lettres d’inconnus, touchés qu’enfin on parle d’eux, en héraut de la souffrance des classes populaires. Il se clame même « socialiste » et fera carrière en tant que député de la Seine.
Parmi ses sources d’inspiration, on peut citer, en Angleterre, un ouvrage sur les mystères de Londres et, à Paris, le travail documentaire fourni par Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, édité entre 1782 et 1788 à Amsterdam et réédité dix ans plus tard, dans lequel descriptions de mœurs, anecdotes, réflexions politiques, vie quotidienne et analyses sociales fournissent à l’auteur une matière à roman. Mercier aborde en particulier dans son livre la question de la condition féminine dont Eugène Sue s’emparera à son tour. Les Mystères de Paris constitueront une œuvre majeure dans l’émergence d’une certaine forme de conscience sociale.
Du mélodrame, de l’amour et des coups de théâtre
L’intrigue ménage mélodrames et coups de théâtre au rythme des épisodes. Fleur-de-Marie, prototype de l’orpheline, « qu’avait pas d’papa, qu’avait pas d’maman », est exploitée par des Thénardier avant la lettre. Sa vie n’est que coups et brimades. Mieux : elle est vendue par ses tortionnaires à un notaire véreux et vicieux. Le jeune prince est le héros, le redresseur de torts sans peur et sans reproche. Les amours sont pures, quand elles concernent Fleur-de-Marie et Louis Germain, le clerc du notaire, vénéneuses quand elles concernent Rodolphe et la comtesse McGregor qui a eu de lui une fille qu'elle a déclarée morte mais qui est cependant vivante, et dont on connaîtra l’identité à la fin comme on retrouvera l’enfant que Rodolphe recherchait. On partage les souffrances de Fleur-de-Marie, on frémit devant les atrocités des méchants, on s’émeut du « Ciel, mon père ! » des retrouvailles, on s’attendrit devant la fidélité des amants. On est en pleine veine populaire, du côté du roman-photo.
Une adaptation recentrée sur un petit nombre de personnages
La pièce s’éloigne de l’œuvre d’origine en concentrant l’action sur l’histoire de Fleur-de-Marie et la quête de Rodolphe. Plus de Rigolette, la grisette au grand cœur, de Louve, camarade de Fleur-de-Marie rencontrée par elle à la prison de Saint-Lazare, ni de Morel ou de Squelette, entre autres. Exit les digressions « sociologiques » de Sue sur la vie ouvrière qui font une partie du miel des Mystères de Paris. Ce qui demeure, c’est la trame dramatique qui forme le fondement de l’histoire : la rencontre de la Goualeuse avec Rodolphe, le stratagème machiavélique de La Chouette et du Maître d’école pour la livrer au Notaire, l’histoire d’amour qu’elle noue avec le clerc – qui n’est pas dans le roman – et ses retrouvailles avec ses parents. Du côté du prince, la pièce s’attachera à sa quête du garçon disparu qui le ramène à la découverte de sa propre fille, qu’il croyait morte, et à sa propre histoire d’amour avec une femme mariée.
Pour répondre aux besoins de limiter le nombre de personnages dans le spectacle, certains éléments qui mettaient en avant un personnage écarté seront réattribués à d’autres tout comme l’histoire empruntera à l’adaptation théâtrale tirée par Eugène Sue de son propre roman. Enfin, comédie oblige – et ce n’est pas dans Sue –, tout s’arrange bien à la fin dans le meilleur des mondes…
Une mise en scène menée tambour battant
Comme dans le feuilleton, qui joue avec les attentes des lecteurs en déplaçant sans cesse le curseur pour les laisser dans l’expectative, l’action nous déplace des rues de Paris à l’appartement du notaire et du salon du prince à celui de son rival en amour. Dans un décor composé de toiles aux bords effilochés que la lumière rapproche de l’obscurité de la rue ou de l’atmosphère plus douce du salon, la présence d’une petite commode ou d’un fauteuil suffit à déplacer l’action.
Rendre compte de la multiplicité des lieux est d’autant plus périlleux que seuls quatre comédiens – dont une chanteuse et deux chanteurs – endossent tous les rôles. Il suffit d’une cape ou d’un chapeau, d’un gilet, d’un châle, d’une cagoule ou d’une robe hâtivement enfilés pour que chacun des interprètes se métamorphose et entre dans la peau d’un autre personnage. Fleur-de-Marie incarnera ainsi sa mère ou la mystérieuse femme engagée par Rodolphe pour empoisonner le notaire, Murph, l’ami de Rodolphe, deviendra le notaire libidineux ou enfilera les hardes du Maître d’école. Rodolphe, quant à lui, jouera tout aussi bien le clerc amoureux que la Chouette.
La rapidité des changements joue un grand rôle dans le caractère divertissant du spectacle et la connivence avec le public est de mise. Ainsi, avant que ne débute le spectacle, les spectateurs sont invités, pénétrant dans les bas-fonds, à prendre garde à leurs poches et à ranger, soigneusement, leur téléphone portable…
Un musical et des lyrics
Rien d'étonnant à ce que les Mystères de Paris empruntent à la comédie musicale. Parce que la comédie musicale est le genre populaire par excellence. Parce qu’elle renvoie aux chansons des rues, aux airs qu’on fredonne, aux goualantes qui ont jalonné l’histoire de la chanson. Didier Bailly n’en est pas à sa première comédie musicale sur des thèmes populaires, de La guinguette a rouvert ses volets (2005) à la Poupée sanglante, adapté de Gaston Leroux, autre grand auteur du roman populaire (2017, avec Éric Chantelauze, qui a également écrit le livret des Mystères de Paris). Il mêle ici romances et airs enlevés empruntant à de multiples genres musicaux. Douze grands numéros musicaux, une dizaine de récitatifs, des reprises et des dialogues parfois intégralement chantés offrent à Lara Pegliasco, Simon Heulle, Olivier Breitman (ou Arnaud Léonard), décidément très en forme vocale autant que théâtrale, l’opportunité de pousser la chanson avec entrain et brio.
Si les Mystères de Paris proposés par le Théâtre de la Huchette s’éloignent significativement du modèle d’origine, ils n’en constituent pas moins un agréable divertissement, rondement mené et plein d’humour.
Les Mystères de Paris
S Une comédie musicale d’après l’œuvre d’Eugène Sue S Mise en scène Patrick Alluin S Avec Lara Pegliasco, Simon Heulle, Olivier Breitman ou Arnaud Léonard S Adaptation Patrick Alluin, Eric Chantelauze et Didier Bailly S Livret Éric Chantelauze S Musique Didier Bailly S Costumes Julia Allègre S Décor Sandrine Lamblin S Lumières Laurent Béal S Combats Philippe Penguy S Orchestrations Marie-Anne Favreau, Paul Cépède S Durée 1h40
À partir du 31 janvier 2025, du mardi au samedi à 21h
Théâtre de la Huchette - 23, rue de la Huchette, 75005 Paris
Rés. theatre-huchette.com / 01 43 26 38 99 / reservation@theatre-huchette.com