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Arts-chipels.fr

Lacrima. Dans la vallée de larmes de la haute couture.

Lacrima durant le Festival d'Avignon 2024. Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Lacrima durant le Festival d'Avignon 2024. Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Ce passage derrière le miroir du mirage scintillant du luxe, où se croisent mégalomanie artistique débridée, contraintes économiques et réalités concrètes, distille une authenticité aussi certaine qu’opportune.

Des robes somptueuses disposées sur des mannequins voisinent avec de larges plateaux pour disposer les tissus, une table à repasser, des machines à coudre placés sous les portraits de trois augustes dames qui semblent veiller sur l’activité qu’on devine. La femme qui entre sur scène vient se placer hors champ, dans un petit espace délimité par des panneaux amovibles. Elle est médecin et entre en contact avec une autre femme qui vient d’apparaître. Celle-ci est visiblement en souffrance mais ne cesse de le nier. Elle est première d’atelier dans une maison française du luxe, Beliana, la personne responsable de l’organisation mais aussi de la réussite ou de l'échec de l'activité, une charge mentale hors du commun. Elle s’effondre, la femme médecin appelle les secours. Puis on remonte le temps.

Phot. © DR

Phot. © DR

Une plongée dans l’univers de la mode

C’est dans le bouillonnement d’un atelier de haute couture que nous plonge la suite. Une activité incessante qui sollicite différents métiers qui doivent travailler en étroite relation. Une ruche bourdonnante de gens qui vont, viennent et échangent sous la houlette de la première d’atelier. Cette femme, celle que l’on a vu s’effondrer précédemment, Marion, a été nommée à ce poste pour répondre au challenge offert à la maison Beliana : créer la robe de mariage de la princesse d’Angleterre. Nous, public, sommes en 2025 et priés de ne pas chercher dans le passé des références quelconques : nous sommes dans une œuvre de fiction. Voire…

C’est l’effervescence et en même temps l’effroi car les autres activités doivent se poursuivre alors que l’enjeu est de taille : réaliser en un temps record une robe destinée à laisser un souvenir impérissable dans les mémoires. Pour l’occasion la robe cousue n’est pas seule en jeu. Son ornementation est une question cruciale et d’autres entreprises ont été sollicitées. Le voile de la mariée utilisera une pièce historique, sortie des collections du Victoria & Albert Museum. Il avait été réalisé au XIXe siècle par des dentellières d’Alençon et avait nécessité cinq cent mille heures de travail. Il doit être restauré pour l’occasion et le travail est considérable. Les dentellières d’Alençon, qui ont conservé et se sont transmis la tradition de cet « or blanc », sont aujourd’hui en très petit nombre. La restauration représente une véritable gageure. Quant à la traîne, elle comportera des borderies de perles – plus de 120 000 perles –, un travail réalisé manuellement par des brodeurs à Mumbaï, en Inde, selon une tradition persane.

Lacrima durant le Festival d'Avignon 2024. Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Lacrima durant le Festival d'Avignon 2024. Phot. © Christophe Raynaud de Lage

Un rêve dont la réalisation est inséparable de l’économique et de l’artistique

Si l’on ajoute le créateur, Alexander, clin d’œil au couturier Alexander McQueen, basé à Londres, on perçoit l’immense difficulté de l’entreprise, répartie entre divers lieux éloignés les uns des autres et reliée à des contraintes économiques fortes en dépit de l’exceptionnalité du projet. La pièce met l’accent sur l’étranglement économique des fournisseurs et les répercussions en chaîne qu’il entraîne. Elle entre dans le détail non seulement de l’énormité du projet, avec ses contraintes d’approvisionnement et de réalisation et le calendrier démentiel qui est imposé aux entreprises, ce qui les pousse aux limites des conditions imposées par la législation internationale en matière de travail, mais aussi de la difficulté d’accorder ensemble les rêves du créateur et les attentes du commanditaire, parfois très vagues ou antagoniques. La nécessité d’éviter les fuites, face à des paparazzi aux taquets, ajoutera une difficulté supplémentaire en limitant le plus possible le nombre d’intervenants liés par une clause de confidentialité.

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

La vidéo, un outil objectif et subjectif du spectacle

Un écran, situé au-dessus de la scène est un personnage à part entière dans l’évocation de ce projet hors norme. Il est le point de jonction entre les différents lieux, mis à la disposition du public. Mais son usage déborde très largement de sa fonction utilitaire. La vidéo est commentaire qui relie et questionne. Elle associe par exemple la projection du dos de la robe, sur laquelle apparaîtront le voile et la traîne brodée, avec un gros plan des mains d’une dentellière d’Alençon montrant la minutie microscopique du travail et l’image d’un bordeur de perles penché sur son travail, faisant toucher du doigt la réalité du travail à accomplir. Elle est aussi espace de liaison avec l’extérieur, qu’il s’agisse du médecin du travail ou des partenaires qui contrôlent le caractère éthique de l’activité. Elle est enfin lieu d’expression de la subjectivité des personnages, de ce qu’ils ne peuvent se permettre de dire en public mais qui s’exprime.

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

Au pays des petites mains

À la fièvre de l’exceptionnel fait pendant l’évocation des sans-grade pris dans ce tourbillon, des petites mains qui le rendent possible, partagées entre fierté et inquiétude devant les difficultés. Surfant entre la fiction et le théâtre documentaire, la pièce introduit, à travers une série d’émissions de radio, par exemple, ou dans les réflexions des personnages, des informations sur la réalité des métiers pratiqués. On découvrira ainsi l’importance de la relation hiérarchique au sein des ateliers ou la loi du silence imposée aux brodeurs, destinée à leur donner la concentration nécessaire pour travailler sur des surfaces d’à peine quelques centimètres carrés. La justesse est au cœur de la pièce. Non seulement des entretiens préalables de l’autrice-metteuse en scène dans des ateliers ou au musée de la dentelle d’Alençon lui ont permis d’affûter son regard, mais le travail avec des comédiennes et des comédiens non professionnels sur le spectacle ont influé sur l’élaboration du texte même.

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

Du documentaire aux personnages et à la fable

Des histoires familiales s’entrecroisent et interfèrent dans la trame de la pièce. Les éléments recueillis ne servent pas seulement à décrire les activités à l’œuvre dans la création du luxe et à en faire percevoir les contraintes et les difficultés, ils sont mis en lumière à travers le destin des personnages. Les souffrances qu’occasionnent la production touchent les personnages : familles détruites en raison du trop grand nombre d’heures de travail, maladies professionnelles parfois transmises aux descendants, incapacités de travail sont au menu de cette usure des corps et des esprits. Anxiolytiques et somnifères pour les uns, cécité pour les autres, difficultés mentales relatives à l’activité forment un édifice dans lequel on pénètre par paliers. Avec une efficacité redoutable, la pièce relie drames individuels et activité économique et décrit l’implacable broyage d’un système qui essore ceux qui y sont pris avant de les rejeter.

L’intensité est au rendez-vous de ce spectacle plein de justesse qui s’enracine dans le documentaire et les vécus de ses participants et tire sa force de cette osmose entre réalité et fiction. Quant au spectateur, pris dans la nasse, il ressort de là touché et pensif…

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

Lacrima à l’Odéon-Berthier. Phot. © Jean-Louis Fernandez

Lacrima de Caroline Guiela Nguyen (Actes Sud Papiers, 2024)
S Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen S Avec Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, en alternance avec Michèle Goddet, Nanii Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam et, en vidéo, Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont et les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford S Collaboration artistique Paola Secret S Scénographie Alice Duchange S Costumes et pièces couture Benjamin Moreau S Lumière Mathilde Chamoux, Jérémie Papin S Son Antoine Richard en collaboration avec Thibaut Farineau S Musiques originales Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois ,Antoine Richard S Vidéo Jérémie Scheidler S Motion design Marina Masquelier S Coiffures, postiches, maquillage Émilie Vuez S Créé le 30 mai 2024 au Wiener Festwochen / Freie Republik Wien S Production Théâtre national de Strasbourg S Coproduction Festival TransAmériques (Montréal), Comédie de Reims – centre dramatique national, Points communs – nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise, Théâtres de la ville de Luxembourg, Centro Dramático Nacional (Madrid), Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa (Milan), Wiener Festwochen – Freie Republik Vienne, Théâtre de Liège, Théâtre national de Bretagne – Rennes, Festival d’Avignon, Les Hommes Approximatifs S Avec le concours de Odéon-Théâtre de l’Europe, Théâtre Ouvert – centre national des dramaturgies contemporaines, Maison Jacques Copeau, musée des Beaux-arts et de la Dentelle d’Alençon et l’Atelier-Conservatoire national du Point d’Alençon, Institut Français de New Delhi, Alliance française de Mumbai S Durée 2h55 S En français, tamoul, anglais, langue des signes, surtitré

Du 9 janvier au 6 février 2025
Odéon Berthier – 1, rue Suarès, Paris 17e
Rés. www.theatre-odeon.eu T 01 44 85 40 40

Tournée
13 au 21 février 2025 – Les Célestins (Lyon)
26 au 28 février 2025 – Théâtre national de Bretagne (Rennes)
14 et 15 mars 2025 – Théâtres de la Ville (Luxembourg)
20 et 21 mars 2025 – Théâtre de Liège (Belgique)
28 au 30 mars 2025 – Centro Dramático Nacional (Madrid, Espagne)
22 au 25 mai 2025 – Festival TransAmériques (Montréal, Canada)
30 mai au 1er juin 2025 – Carrefour international de théâtre (Québec, Canada)

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