13 Janvier 2025
Vie et Destin est l’un de ces romans fondamentaux sur la nature du totalitarisme qu’il faut conserver et transmettre. La pièce de théâtre qui en est issue répond à ce besoin dans une forme complexe qui reflète le fractionnement romanesque du propos.
Vie et Destin fait partie de ces romans dont la destinée et la force visionnaire méritent qu’on s’y arrête. Roman-fresque d’un journaliste soviétique, correspondant de guerre renommé dans son pays qui voit dans Guerre et Paix un modèle, il est commencé par Vassili Grossman à la fin des années 1940 et achevé en 1962. Radicalement iconoclaste, le manuscrit est saisi par le KGB – probablement sur dénonciation du rédacteur en chef de l’Union des écrivains, Vadim Kojevnikov, qui le transmet au bureau de la police politique – ce qui oriente irrémédiablement son destin.
L’original et les copies sont confisqués au domicile de l’écrivain tout comme les bandes d’encrage de sa machine à écrire pour interdire toute reprise possible. Ils disparaîtront à tout jamais. Grossman demande, cette même année 1962, à Khrouchtchev de « rendre la liberté à [son] livre ». Souslov, membre du bureau politique responsable des questions idéologiques, confirme l’interdiction au motif du danger d’établir un parallèle entre le régime soviétique et le nazisme hitlérien, de donner une mauvaise image des communistes, d’éprouver de la sympathie pour la religion, Dieu et le catholicisme, de défendre Trotski et de douter de la légitimité du pouvoir soviétique.
Deux copies avaient cependant été déposées par l’auteur chez des amis. Vassili Grossman, mis à l’écart par les autorités soviétiques, meurt en 1964. Dans les années 1970, le manuscrit est enregistré sur microfilm et passe à l’Ouest. L’ouvrage ne sera publié en Suisse qu’en 1980. Il faudra attendre 1989, et la glasnost, pour qu’il paraisse en Russie. Transformer ce roman de plus de 1 000 pages en une pièce d’une heure trente constitue la gageure que se fixent René Fix et Gerold Schumann pour créer le spectacle.
Un propos multiple.
Plusieurs thèmes se dégagent du livre et de la pièce qui s’y enracine. On trouve la question ukrainienne, que l’actualité vient raviver. Grossman, d’origine ukrainienne, s’insurge contre les mesures délibérées prises par Staline pour affamer l’Ukraine, qui provoquent plusieurs millions de morts : « Certains paysans sont devenus fous, écrit-il. Ils débitaient les cadavres et les faisaient bouillir, ils tuaient leurs propres enfants et les mangeaient. Mais ils n ’étaient pas coupables. Les coupables, ce sont ceux qui ont réduit une mère à manger ses enfants. » Il exprime une virulente critique à l’égard d’un régime qui s’attaque à la diversité des peuples de l’URSS, les Kalmouks, Tatars de Crimée, Tchétchènes et Balkares, exilés en Sibérie et au Kazakhstan, qui ont « perdu le droit de se souvenir de leur histoire, d'enseigner à leurs enfants dans leur langue maternelle ». Il y établit aussi un parallèle entre le stalinisme et le nazisme, en particulier lorsqu’il fait dire à un officier SS qui s’adresse à un vieux bolchevik : « Se peut-il que vous ne vous reconnaissiez pas en nous ? ». Soviétique et juif, juif et Soviétique, Grossman se révolte contre les mesures antisémites prises par le gouvernement, dénonce les déportations et les enfermements dans les camps. Et le spectacle revient à plusieurs reprises sur la double extermination, soviétique et allemande, qui frappe les juifs. Vie et Destin portera avec virulence ces multiples combats.
Un parcours éclaté entre toute une galaxie de personnages
À la mosaïque de thèmes correspond une mosaïque de lieux, même si le point de départ et l’une des constantes vers lequel revient le propos est le siège par les Allemands de Stalingrad, en 1942. On cheminera d’un camp de concentration dirigé par les nazis à un camp de déportés créé par les Russes, d’un ghetto en Ukraine à la maison où s’organise la résistance à Stalingrad, ou encore à un Institut de recherche scientifique à Kazan où Strum, le personnage principal du roman, physicien nucléaire, se voit déposséder de son poste et entraver ses recherches du fait de sa judéité. Nazis et bolcheviks se côtoieront, Eichmann y recevra ses instructions, le journaliste sera mêlé aux soldats, le commissaire politique « veillera », malgré l’urgence des combats, à la suppression de toute déviation par rapport à la ligne du parti. La trentaine de personnages que compte la pièce sera prise en charge par six comédiennes et comédiens dont le changement de costume, à la vue du public, indiquera le changement de personnage : une veste, une étoile jaune, un brassard, une casquette suffiront à les catégoriser.
Cette multiplicité de lieux et de personnages est traduite scéniquement par un espace originel blanc dans lequel s’inscrivent les différentes propositions. Une projection vidéo, en fond, donne une indication du lieu, non de manière réaliste mais suggérée, comme un décor onirique qui permet toutes les extrapolations. Ainsi les camps apparaissent-ils sous la forme d’ombres lointaines et comme noyées dans le brouillard, pour dire sans montrer. Les reliefs et détails sont estompés, vagues, comme des indications plus que des définitions. Sur la scène n’auront de présence que des éléments quotidiens : un feu de camp autour duquel on se rassemble, du linge qui sèche…
Une réflexion qui renvoie dos à dos nazisme et stalinisme
À travers les dialogues entre les personnages se dessine une critique très aiguë du totalitarisme. Grossman établit le parallèle entre les exterminations nazies et les exactions soviétiques. Il traque les signes typiques de la terreur instaurée par les deux régimes, compare la destinée des humains pris dans ces systèmes à celle de bêtes menées à l’abattoir, évoque la manipulation créée par la propagande pour rendre ceux qu’on veut exterminer haïssables, s’insurge contre des pratiques qui font des victimes l’outil même de leur propre extermination. Il stigmatise ceux qui « appellent à tous les sacrifices […] invitent à utiliser tous les moyens au nom du but suprême : la grandeur future de la patrie, le bonheur de l’humanité, de la nation, d’une classe, le progrès mondial. » Il pousse la réflexion philosophique à son extrême. Pour lui, vouloir de force le bien de l’humanité ne peut qu’entraîner à faire le mal. L’homme, cependant, ne perd pas son aspiration à la liberté. Là résident sans doute les motifs de résistance qui, de Varsovie en Hongrie ou dans les camps de Sibérie, ont poussé les hommes à se révolter.
Dans les méandres de la complexité
L’organisation du propos, à travers la multiplicité des thèmes évoqués et de leur mise en situation à travers des personnages et des dialogues, est une entreprise difficile. Adaptée au cheminement du roman, elle s’adapte plus malaisément au théâtre et la pièce en garde des stigmates. Plusieurs questions surgissent au fil de la représentation. La première tient au foisonnement de faits historiques qui sous-tendent le roman et la pièce. Notre époque, traversée par la multiplication anarchique des sources d’information montre, paradoxalement, une amnésie face à l’Histoire. Les éléments relatifs au nazisme ou au stalinisme sont-ils encore présents dans les mémoires de jeunes gens ? Il est permis d’en douter dans une société ou « essayer » le Rassemblement national ne semble plus si incongru tant le souvenir du passé a été gommé.
Pensée pour être jouée au théâtre aussi bien que dans des lieux non théâtraux, la pièce, dans son resserrement nécessairement elliptique, nécessite des éclaircissements qui ne peuvent exister sans une information complémentaire qui relie les fils entre eux et est fournie par les séances préparatoires menées en milieu scolaire. Pour trouver ses repères dans un paysage soviétique mouvementé, partagé entre bolcheviks, trotskistes et staliniens. Pour comprendre ce monde hanté par les commissaires politiques où ne pas penser droit vous fait considérer comme un espion. Pour connaître l’histoire des laminages exercés sur les populations par le régime stalinien, en Ukraine et ailleurs.
Demeurent cependant le caractère coup de poing de ce texte qui n’épargne pas ses attaques et la pertinence de l’analyse qu’il porte. Volontairement ramenés à des situations de la vie comme elle va, les dialogues inscrivent la barbarie au sein du quotidien. Si René Fix et Gerold Schumann parviennent à faire passer avec clarté le message de Vassili Grossman sur la nature du totalitarisme et à évoquer par le menu le sort fait aux juifs – la lettre adressée par une mère à son fils alors qu’elle est sur le point d’être gazée, quoiqu’un peu longue, distille une émotion vraie –, les aménagements qu’ils proposent pour donner au propos une couleur actuelle ajoutent une couche supplémentaire à la complexité de l’œuvre d’origine. Ainsi des personnages aux noms français viennent-ils s’insérer dans la trame tandis que des téléphones portables font leur apparition, perturbant un peu plus le spectateur déjà beaucoup sollicité par les changements incessants de lieux et de personnages incarnés par les acteurs. Une différenciation plus grande au niveau du jeu, qui devrait se faire au fil du temps dans le processus d’appropriation par l’acteur du personnage, devrait permettre d’atténuer cette difficulté.
Reste que les propos de Vassili Grossman, délivrés voici plus de six décennies, conservent, dans la forme coup de poing que leur donnent les raccourcis de la pièce, une actualité qui ne concerne plus seulement la Russie ou l’Allemagne, mais tous ces pays du monde où se développent aujourd’hui, de manière plus ou moins explicite, des formes de totalitarisme. Et cela, il faut l'entendre.
Vie et Destin de Vassili Grossman
S Adaptation pour la scène à partir du texte original de Vassili Grossman René Fix S Mise en scène Gerold Schumann S Univers musical Yannick Deborne S Avec François Clavier (Soldat Ivan, Mostovskoï, Grekov, Strum, Eichmann, Juge 3), Maria Zachenska (Une soldate, Anna, Lioudmila, La soldate Press, La femme ukrainienne, Juge 4), Vincent Bernard (Le civil, Serioja, Chichakov, Soldat Stepan, Semionov, Soldat SS, Juge 2), Thérésa Berger (Soldate Irina, Sofa, Katia, Juge 1, La femme), Thomas Segouin (Conducteur de train, Soldat Sacha, Krymov, Liss, Soldat allemand, Ossipov) S Guitares Yannick Deborne S Vidéo, scénographie et costumes Pascale Stih S Lumières Philippe Lacombe S Coproduction Théâtre de la vallée, Théâtre de l’Arlequin S Coréalisation Théâtre Studio – Alfortville
Du 9 au 17 janvier 2025 Grange à dîmes, Écouen, scolaires à 14h, tt public à 20h30 les 10, 11, 17/01
Du 21 janvier au 1er février 2025 Théâtre Studio, Alfortville, scolaires à 14h les 21, 23, 28/01, tt public à 20h30 ts les soirs sauf dim. & lun.
Le 30 avril 2025, Théâtre de l’Arlequin – Morsang-sur-Orge /scolaire à 14h, tt public à 20 h 30