23 Janvier 2025
Ce sympathique spectacle renverse les points de vue sur le racisme afin de faire percevoir l’inanité des idées toutes faites qui gouvernent, parfois à notre insu, les jugements que nous portons.
C’est dans un décor composé de blocs de mousse habillés de sacs de courses que la pièce se déroule : des empilements qui se transformeront au gré des besoins en canapé de salon chez Ibrahim, en pupitres d’écoliers, en murs comme en bornes de béton dans l’environnement des deux enfants. Côté cour, un tremplin de skatepark incurvé servira autant de pente de lancement que de toboggan ou de siège. C’est le terrain de jeux des enfants. Dans le fond, ce qui ressemble à un castelet habillé de cartes de géographie suggère l’école. On ne baigne pas dans le luxe et les enfants de la classe portent les prénoms les plus divers, suggérant une grande mixité d’origines.
Deux vrais copains
Arthur et Ibrahim sont copains, de vrais copains à la vie à la mort, toujours fourrés ensemble. Mais voilà que le père d’Ibrahim, qui a quitté l’Algérie pour la France, voit d’un mauvais œil leur relation. Il a décidé que, bien que son fils soit Français par le droit du sol, il est d’abord Algérien et que, comme les Français n’aiment pas les Algériens, ceux-ci doivent leur rendre la pareille, ou au moins ne pas les fréquenter. Ibrahim est un gentil garçon. Il aime son père et veut lui faire plaisir. Il met de la distance avec Arthur mais finit par lui lâcher le morceau. Ils ont alors une idée de génie : puisqu’Ibrahim ne doit pas fréquenter de Français, Arthur deviendra musulman. Ainsi les obstacles disparaîtront. Ils sont enthousiastes. Leur idée, c’est de la balle ! Mais c’est plus simple à dire qu’à faire…
Une idée de génie, voire…
Le passage à la réalisation s’avère beaucoup moins fun. D’abord il faut trouver un prénom, ça c’est facile. Mais le faire accepter par l’entourage est une autre histoire. Si Ibrahim a un père, Arthur a une mère et elle plisse du museau lorsque son fils lui annonce qu’il veut s’appeler Omar. Le son de cloche de la maîtresse n’est pas plus encourageant. Pourquoi changer de nom quand tous sont admis au même niveau d’enseignement et que, de surcroît, Ibrahim, quoique portant un prénom arabe, est Français ? L’enfant, de son côté ne comprend pas non plus. Il n’est jamais allé en Algérie, il ne sait pas ce que ça veut dire, « être Algérien ». Mais les deux amis sont pleins de bonne volonté et ils veulent tout faire bien pour éviter le rejet du père d’Ibrahim.
La deuxième étape, c’est de ressembler à un vrai musulman. Et pour ça, la circoncision est nécessaire. Le mot n’est pas prononcé, le nom de prépuce écorché par les deux garçons, mais le sens est là. Ibrahim mentionne qu’en ce qui le concerne, on a décidé à sa place. Il décrit la cérémonie qu’il a subie, la peur, la douleur. De quoi refroidir leurs ardeurs. Alors, ils iront jusqu’au bout… peut-être…
Prendre de front les interdits
L’une des grandes qualités de ce spectacle plein de drôlerie, c’est d’aborder de front les questions qui fâchent : la souffrance des exilés et leur sentiment d’isolement, le repli communautaire comme une échappatoire illusoire, la définition de soi et la question des origines, le poids parfois trop lourd des traditions, etc. Le regard de l’enfance permet de poser les questions au ras du vécu et l’« innocence » du questionnement est le révélateur des absurdités véhiculées au jour le jour dans toutes les couches de la société. Les prénoms des deux enfants sont à eux seuls la porte d’entrée dans un monde de différences qui peuvent valoir exclusion. Les enfants présents dans la salle ne s’y trompent pas, qui échangent durant le spectacle en comparant ce qu’ils voient avec ce qu’ils rencontrent dans la vie quotidienne. Leur rire révèle aussi ce que les parents ont mis sous le boisseau : leur gêne face au thème de l’homosexualité, le silence qui entoure tout ce qui concerne le sexe – et la circoncision en projet offre une occasion en or –, l’embargo mis sur les signes d’amour – chaque baiser sur scène engendre nécessairement une vague de chahut.
Donner à réfléchir et ouvrir des portes
La pièce incite aussi les enfants à réfléchir sur le comportement de leurs parents et des adultes en général et à ne pas prendre pour argent comptant ce qu’avec les meilleurs intentions du monde ils leur inculquent. La position d’Ibrahim vis-à-vis de son père est à cet égard révélatrice lorsqu’il l’interroge sur ses définitions de Français et l’Algérien avant que, finalement, il ne passe outre en réaffirmant son amitié pour Arthur. La pièce montrera aussi que, si les enfants avancent, les parents peuvent demeurer bloqués dans leurs croyances. Une séquence du spectacle est à cet égard révélatrice. Le père d’Ibrahim est convoqué à l’école pour rendre compte de son opinion, qui a mis en danger les deux enfants. Les deux garçons imaginent que la convocation débouche sur un bal où le père d’Ibrahim et l’enseignante dansent ensemble et se livrent à une séance de drague mutuelle. Mais le rêve avorte et le père, loin d’essayer de comprendre, ne voit d'autre issue que le retour dans son pays, sans imaginer que ce retour révélerait sans doute un autre divorce culturel…
Avec humour et légèreté, Amine Adjina plaide efficacement en faveur du dialogue des différences et exalte l’ouverture à l’autre. En cette période de communautarisme et de repli sur soi, encouragés par le développement des extrêmes et les poussées nationalistes, le spectacle s’inscrit dans une entreprise de salubrité publique…
Arthur et Ibrahim d’Amine Adjina (éd. Actes Sud Papiers, Heyoka jeunesse, janvier 2018)
S Mise en scène Amine Adjina S Collaboration artistique Emilie Prévosteau S Avec Mathias Bentahar, Anne Cantineau, Romain Dutheil en alternance avec Antoine Chicaud, Kader Kada et la voix de Xavier Fagnon S Création lumière et régie générale Azéline Cornut S Scénographie Maxime Kurvers S Création sonore Fabien Aléa Nicol S Costumes Majan Pochard – Robe réalisée par Émilie Pla dans le cadre de son projet de fin d’étude DMA costumier/réalisateur, sous la direction de Majan Pochard S Régie lumière Olivier Modol, Azéline Cornut S Régie son Olivier Fauvel, Pierre Carré, Fabien Aléa Nicol S Le texte « Arthur et Ibrahim » est lauréat de l’Aide à l’écriture de l’association Beaumarchais-SACD et accompagné par le collectif À Mots Découverts S Production Compagnie du Double S Coproductions Scène nationale de l’Essonne - Agora-Desnos, Le Tarmac – La scène internationale francophone, L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège, Le Théâtre de la Passerelle – Scène nationale des Alpes du Sud. Avec le soutien du Fonds SACD Théâtre, de l’Association Beaumarchais – SACD et de l’ADAMI S Créé en novembre 2024 à Angoulême (16)
S Projet bénéficiant du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB S Production réalisée grâce au soutien de la DRAC Centre-Val de Loire et de la Région Centre-Val de Loire. S Accueils en résidence Le Théâtre de Choisy-le-Roi, scène conventionnée pour la diversité linguistique, La Halle aux Grains, Scène nationale de Blois, Le Théâtre de la Passerelle – Scène nationale des Alpes du Sud, La Scène nationale de l’Essonne - Agora-Desnos et le Tarmac – La scène internationale francophone S Depuis 2020, Amine Adjina et Émilie Prévosteau sont également artistes-associés de la Halle aux Grains, Scène nationale de Blois et artistes complices de la Scène nationale d’Angoulême. Ils sont également artistes associés au Théâtre 71, Malakoff S La Compagnie du Double fait partie de la fabrique pluridisciplinaire CAP Étoile financée par la région Île-de-France, le Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, et la ville de Montreuil S Depuis 2019, la Compagnie du Double est conventionnée avec la région Centre-Val de Loire et depuis 2021 avec la DRAC Centre-Val de Loire S À partir de 9 ans S Durée 1h10
Du 20 au 24 janvier 2025. Lundi, mardi, jeudi et vendredi à 10h et 14h30, le mercredi à 15h
Le Tangram, Scène Nationale d’Évreux - Théâtre Legendre, 1 square Georges Brassens, 27000 Évreux
TOURNÉE
Du 6 au 8 février 2025. Théâtre 71, Scène Nationale de Malakoff (92)
18, 19, 20 février 2025 Bonlieu, scène nationale, Annecy (74)