24 Septembre 2021
Affiche de l’exposition Vivian Maier. Chicago, sans date © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Les expositions du musée du Luxembourg concernent d’ordinaire des artistes professionnels ayant pignon sur rue. En choisissant Vivian Maier, une photographe « amateure », il déroge à la règle. Et l’exception vaut largement le détour…
L’histoire de Vivian Maier occupe une place à part dans l’histoire de la photographie. Son parcours s’inscrit dans le vaste champ de la photographie amateur où s’entassent pêle-mêle les portraits familiaux et ceux des amis, les souvenirs des menus plaisirs du quotidien et ceux des voyages. Ils appartiennent au champ de la mémoire qu’on conserve pour en retrouver les émotions et se remémorer ceux que l’on a aimés, sans souci de la forme et de l’esthétique des images, et émergent souvent, plusieurs années après, au hasard du rangement d’un vieux carton ou au fil d’un album. Une fois leur auteur décédé, ces photographies se transmettent généralement de générations en générations curieuses du passé familial avant de finir, au mieux, chez des collectionneurs de documents anciens qui les utilisent pour leur valeur documentaire. Mais pour Viviane Maier, jamais mariée et quasiment sans famille, il faut croire qu’une bonne fée était restée penchée sur son berceau pour contrer le vilain sort qu’on lui avait lancé et la faire sortir de l’oubli.
Vivian Maier, Sans lieu, sans date, tirage argentique, 2020 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Une histoire hors du commun dans un quotidien privé de grâce
L'histoire de cette femme photographe pourrait en effet être considérée comme dramatique. Un père américain qui quitte le foyer, une mère française, immature, incapable de gérer le quotidien, un frère en hôpital psychiatrique. Une vie de misère où elle pallie l’incurie maternelle et se voit obligée, très tôt, de travailler pour subvenir à ses besoins. Des petits boulots d’une vie de pauvre. C’est ainsi qu’elle est amenée à s’occuper d’enfants dans différentes familles – elle exercera cette fonction presque jusqu’à la fin de sa vie. Un petit héritage, vite fondu, lui permet de prendre quelques mois de congé pour parcourir le monde : au Canada, en Égypte, au Yémen, en Thaïlande, en Italie et en France. Son échappatoire à sa vie contrainte et réglée : la photographie, avec un Rolleiflex qu’elle a acquis. Puis viendront, avec la démocratisation du Super 8, l’accès à l’image animée et la couleur. Nul ne saura si elle a tenté ou non de devenir professionnelle. Toujours est-il qu’elle accumulera dans un box, au fil des années 120 00 images et films en Super 8 et 16 mm. À sa mort, le box qu’elle avait loué pour entreposer ses archives n’est plus payé et son contenu est mis aux enchères. C’est ainsi qu’un jeune agent immobilier, John Maloof, qui recherche des photographies pour illustrer un ouvrage d’histoire locale, en devient acquéreur en 2007 et découvre le trésor photographique qu’il contient. Il retrouve le nom de Vivian Maier, fait des recherches internet la concernant, numérise les photographies et les classe – nombre d’entre elles conserveront la mention de lieu et de date inconnus. Une première exposition au Chicago Cultural Center en 2011 permet de la faire connaître et en 2013, un documentaire lui est consacré.
Vivian Maier, New York, 31 octobre 1954, tirage argentique, 2012 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Elle a tout d’une grande…
Ce qui frappe le plus dans les 142 archives inédites, photographies vintage tirées par la photographe, films et vidéos, c’est la force du propos photographique qui sort complètement du champ de l’image-souvenir, porte un véritable discours de la photographie et rapproche son auteure de Robert Franck, Robert Doisneau, Diane Arbus ou Henri Cartier-Bresson. L’exposition révèle ainsi, en adoptant un parcours thématique, les différentes facettes de cette œuvre protéiforme et passionnante. Au fil des salles se développe toute l’étendue de son propos qui passe par l’autoportrait, la photographie de rue, les scènes de genre, les portraits d’enfants avant de s’aventurer dans les détails éclairants, des postures, et d’aller vers une recherche plus graphique qui s’oriente vers l’abstraction. Elle traverse aussi l’évolution de la photographie elle-même, avec l’apparition de la couleur puis le développement de l’image animée avec le Super 8 et le 16 mm. Ce qui frappe, c’est l’originalité des prises de vue de Vivian Maier, qui dénotent un vrai souci de la composition de ces images de format carré et l’extrême qualité des clichés, des images piquées, précises, où l’intention de la composition est manifeste.
Vivian Maier, Chicago, 1956, tirage argentique, 2014 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Autoportraits et reflets
L’un des domaines de prédilection de Vivian Maier est l’autoportrait, mais pas n’importe lequel. Ce n’est pas la femme qu’elle regarde – ou rarement – mais la photographe dont elle capte l’ombre ou les reflets démultipliés par les miroirs dans une mise en abîme ou la figure du cercle, image de l’objectif, apparaît comme un leitmotiv. Ce qui l’intéresse, c’est la photographe, armée de son matériel et en train de photographier, et elle joue avec les approches que lui propose le miroir, qui propose une duplication à l’infini de ses portraits de face, mais aussi un jeu où alternent face et dos dans une plongée sans fin. Parfois même, elle profite du reflet offert par les vitrines, et lorsqu’en plus ils exposent des miroirs aux multiples orientations, elle ne résiste pas à capter les reflets qu’ils proposent et qui font apparaître la silhouette qui photographie en même temps que son matériel dans une vision diffractée. Ce thème de la vitrine, elle l’explore aussi de nuit lorsque les devantures des magasins se font miroirs reflétant les lumières de la ville. Plus loin, elle utilisera le cadre de la fenêtre pour photographier, de l’intérieur cette fois, la déformation que subit le paysage passé au filtre de la vitre et au cadre des bois de fenêtre. La notion de filtre apparaîtra encore lorsqu’elle saisit un visage au travers d’un filet ou de la trame fine d’un rideau.
Vivian Maier, Chicago, années 1960, tirage argentique, 2014 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Le spectacle de la rue
La rue est une source permanente d’intérêt pour la photographe. En ombres et lumière, quand les personnages se détachent comme en ombres chinoises en dialoguant avec leur reflet un jour de pluie, ou encore en silhouettes de dos regardant ce qu’on imagine être la mer depuis la passerelle d’un bateau, mais aussi saisies au fil des rues dans la hâte de leur déplacement ou surprise dans une attitude insolite. Près de l’embrasure d’une porte, un homme bloque une femme qui lui fait face en la plaquant contre le mur. Se disputent-ils ou la drague-t-il, l’enfermant dans son désir de séduction ? On invente une histoire… Plus loin, c’est une dame bien mise qui regarde par-dessus l’épaule d’une autre les gros titres des journaux. Ailleurs ce sont deux vieilles dames chapeautées aux costumes inénarrables où fleurs, rayures et carreaux forment un assemblage inédit qui échangent sur un banc public, avec un journal – encore, un thème récurrent dans nombre de des photographies, que l’on retrouve plié, froissé, en piles – posé entre elles. Dans ces scènes de la vie quotidienne, Vivian Maier capte en photoreporter la vitalité de la rue, mais aussi ce qui en fait l’étrangeté, pour peu que le regard s’y attarde.
Vivian Maier, Chicago, 1960, tirage argentique, 2020 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Du plan large au gros plan
L’apparente neutralité de la scène de rue laisse passer des détails que Vivian Maier explore. Ce sont deux vieux somnolents, la tête de l’un reposant sur l’épaule de l’autre, un vieillard collé à son journal qu’il déchiffre à grand-peine, puis des gestes saisis – un homme allongé par terre, épuisé ou au désespoir, la main sur la tête, deux amoureux de dos et l’objectif qui s’attarde sur leurs mains qui se touchent, une dame élégante qui rajuste sa chaussure à talon aiguille – les pieds d’une vieille à la canne dont les bas plissent ou le vent qui fait voler un jupe et révèle un jupon tandis que sa propriétaire se passe négligemment la main dans le dos. Lorsqu’elle explorera les voies du film, Vivian Maier fera alterner dans sa prise de vues les plans larges de passants absorbés par leur déplacement et la série des jambes dépourvues de visages lancées à pas pressés dans l’urgence du déplacement.
Vivian Maier, Chicago, 16 mai 1957, tirage argentique, 2012 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Une prédilection pour les « sans-grade »
Il y a ces portraits pour lesquels elle demande la pose. Ce vieux aux yeux délavés et perdus qui englobe toute la détresse du monde, ces vieux à la mine revêche dont elle fait plusieurs plans qui figureront sur certaines planches contact exposées, la douceur rêveuse de cette femme de couleur qui regarde l’objectif avec un demi-sourire et la moue suspicieuse d’une dame au béret. L’intérêt pour ces anonymes, ces gens de peu est sensible, la compassion perceptible. Miroir de l’histoire de la photographe ? À ces gens de la rue aux visages parfois sans intention, qui portent sur le visage les traces de leur vie succèdent les enfants saisis dans le parcours quotidien de leur vie et de leurs émotions – traînés par la main par un adulte, sur le bord de pleurer, barbouillés et posant fièrement devant l’objectif, punis, les mains sur la tête et arborant un air rogue, plongés dans la contemplation d’on ne sait quoi… et toujours ces gros plans de jambes avec des genoux cagneux, une tache sur le mollet ou des pieds sui se raccrochent au bord d’une piscine quand le corps est invisible.
Vivian Maier, New York, 1953, tirage argentique, 2020 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Du détail à la forme
Se dessine aussi une recherche formelle, parfois dépouillée ou presque de la nature du sujet. Parfois ce sont des enfants installés sur un chantier dans des canalisations de béton, un bout de ficelle rafistolé et tendu, une paire de chaussures abandonnées sur un cageot déglingué, ou cet enfant photographié sur une plage, le corps comme enserré dans un rouleau de barrières en lattis de bois. Ce sont aussi des pastilles disposées sur une fenêtre qui viennent masquer le paysage qui apparaît derrière, mais aussi cette vue du château de Versailles comme posée sur l’assise d’un siège pliant, ces architectures ramenées à leur puissance d’évocation géométrique, ces jetées développant leur ligne brisée vers le lointain, mais aussi des détails – une flaque d’eau dont les taches s’étalent sur un bitume sale, les éclaboussures de l’eau sur une fenêtre qui forment un éventail aquatique qui estompe le paysage ou un frottement, comme la trace laissée par une brosse sur la toile qui dessine un motif totalement abstrait.
À Chicago comme à New York, en Floride ou dans des lieux non identifiés, en saisissant le mouvement et le temps arrêté, Vivian Maier pose son regard sur le monde qui l’entoure comme sur elle-même. Elle capte l’infime et le minuscule, sait traquer à travers l’image ce qui en fait le caractère unique, la force et le prix. En cela elle a la vision d’un grand photographe…
Vivian Maier, Chicago, 1957, tirage argentique, 2012 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Vivian Maier - Commissariat Anne Morin, commissaire d’expositions et directrice de diChroma photography
Musée du Luxembourg -19 rue Vaugirard, 75006 Paris
Du 15 septembre 2021 au 16 janvier 2022
Tlj 10h30-19h, nocturne les lundis jusqu’à 22h, fermeture anticipée à 18h les 24 et 31 décembre
Réservations : www.museeduluxembourg.fr/fr/billetterie-en-ligne