Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Transit. Un magnifique chassé-croisé entre les années 1940 et aujourd’hui sur le thème de l’exil et du passage entre les mondes

Transit. Un magnifique chassé-croisé entre les années 1940 et aujourd’hui sur le thème de l’exil et du passage entre les mondes

Le film de Christian Petzold n’évoque pas seulement l’angoisse de l’attente et les incertitudes d’un groupe de personnages en route vers l’exil, il introduit cette transhumance au cœur même de la forme pour atteindre un niveau de réflexion qui s’inscrit au-delà de l’histoire.

Pour point de départ, un roman d’Anna Seghers publié en 1944 et écrit « sans défaut, avec l’assurance du somnambule » selon Heinrich Böll, qui s’appuie en partie sur son aventure personnelle, celle d’une femme juive allemande qui fuit son pays et passe par Paris avant de gagner Marseille puis le Mexique. Nous sommes en 1940. Une population bigarrée se presse dans la cité phocéenne. Anciens combattants de la guerre d’Espagne, déserteurs, juifs, écrivains, artistes, opposants allemands au nazisme : tous se sont réfugiés là dans l’attente d’un hypothétique bateau qui les emportera à l’abri, espèrent-ils, des turpitudes du temps. Mais la Wehrmacht les pourchasse et rafles et arrestations se succèdent dans un climat d’inquiétude permanente. Un homme « sans qualité », Georg, va se trouver engagé dans cet engrenage. Pris pour un écrivain célèbre qui vient de se suicider, Paul Weidel, il en usurpe l’identité pour faciliter sa fuite. Mais voici qu’à Marseille il rencontre Marie, dont il tombe amoureux. Marie attend son époux pour prendre le chemin de l’exil. Elle est la femme de Weidel…

Transit. Un magnifique chassé-croisé entre les années 1940 et aujourd’hui sur le thème de l’exil et du passage entre les mondes

Des époques mêlées et des expériences qui traversent le temps

À partir de cette trame, Christian Petzold joue avec une virtuosité sans faille à embrouiller les pistes. Nous sommes en 1940 et ce sont bien des Allemands qui, réfugiés à Marseille, cherchent à fuir le régime. Mais le décor ne renvoie pas à cette époque. Le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée laisse deviner ses circonvolutions en une toile de fond que les protagonistes commentent, les voitures sont celles de notre temps et les représentants, musclés, de la loi sont des CRS dans une ville sillonnée par des voitures de police lancées à plein klaxon dans les rues. Les lieux se peuplent d’une population maghrébine, elle aussi transplantée, décalée. Cette étrange translation dans laquelle on s’installe introduit d’emblée un double discours mais aussi un double jeu. Dans ce no man’s land qui se définit comme une halte provisoire, se trouveront tous les exilés du monde et de tous les temps, ces déshérités que la société a rejetés et qui vont où le vent les porte tels fétus ballottés au gré des courants ou ceux qui cherchent à fuir un monde où ils n’ont plus leur place. Un univers de la débrouille et de la lutte pour la survie, de la solidarité aussi.

Transit. Un magnifique chassé-croisé entre les années 1940 et aujourd’hui sur le thème de l’exil et du passage entre les mondes

Des chassés-croisés sans commencement ni fin

Mais le propos du film ne vise pas à dénoncer avec virulence une situation inacceptable. Pas de militantisme revendiqué. Seulement le spectacle d’une détresse de n’être nulle part et de n’être pas reconnu comme un humain, accepté pour ce qu’il est. Si le désespoir est là et avec lui son cortège de suicides et d’absurdités, c’est dans ce transit entre les mondes – le passage d’un pays à l’autre, mais aussi le passé et le présent, et l’intemporalité que ce mélange leur confère –, dans un décor qui sent le dénuement et la précarité, que résident la force et l’originalité du film. Comme dans une chorégraphie où se rassemblent puis s’écartent les personnages, le film montre une ronde sans fin de rendez-vous manqués. Le premier est celui de Georg, chargé de porter un message à Weidel. Les éclaboussures sanglantes qui le concluent auront néanmoins un impact fondamental sur son avenir. Son amitié avec le jeune Driss tournera tout aussi court : l’enfant se sentira trahi lorsque Georg planifie son départ. Marie n’est pas en reste. Elle vit avec un médecin, dans un demi-sommeil sans rêves, dans l’attente que son mari la rejoigne mais au moment de partir, recule. Quant à Georg, amoureux fou de Marie, époux sans l’être de cette femme puisqu’il a usurpé l’identité de son mari, amant éperdu et forcément perdu dans ce monde en glissements permanents, rythmé par les queues interminables en vue d’obtenir des papiers de sortie du territoire et les stations dans les bistrots à traîner un temps qui n’en finit pas, où pourrait-il bien se retrouver, avoir le sentiment d’exister ? Tout lui file entre les doigts dans ce monde qui dit l’indécision, le provisoire, l’entre-deux.

Transit. Un magnifique chassé-croisé entre les années 1940 et aujourd’hui sur le thème de l’exil et du passage entre les mondes

Un passage au large qui évacue le pathos

Le cinémascope offre de larges plans où se développe le décor. Les échanges de regard, le jeu du proche et du lointain acquièrent dans la distance une intensité portée par les comédiens. La caméra décale en permanence le propos de l’image par rapport au texte du narrateur. Quand le texte suggère un mouvement du personnage, celui-ci demeure immobile et la caméra fixe. Comme si, de la même manière qu’il nous revenait de recoller les morceaux entre 1940 et aujourd’hui, nous devions aussi remettre en place le flottement entre le texte et l’image, et enrichir le flou intermédiaire de ce que nous voudrions, nous, y mettre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Au-delà de l’aventure de ces personnages en perdition dans un monde qu’ils ne comprennent pas et qui, surtout, ne veut pas les comprendre, s’écrivent aussi d’autres histoires, plus proches de nous, qui nous concernent directement. La distanciation du propos renvoie à l’oubli du particulier pour se hisser à un plan plus collectif, plus général. Les réfugiés sont à nos portes aujourd’hui, ils vivent parqués dans des camps ou renvoyés à la précarité la plus grande, toujours soumis à la volonté des autres, à leur bon vouloir de les aider, assistés dans cet entre-deux mondes où ils ne sont plus rien. Dans cet espace laissé par la réalisation pour que nous nous y glissions, le réfugié, ce n’est pas seulement les autres, que nous côtoyons sans les voir. Le réfugié est en chacun de nous et le film nous oblige à prendre en compte cet état transitoire que nous portons tous en nous-mêmes …

Transit. Film de Christian Petzold – 2018.

Écrit et réalisé par Christian Petzold, d’après le roman éponyme d’Anna Seghers (1944, rééd. française : Autrement)

Avec : Franz Rogowski (Georg), Paula Beer (Marie), Godehard Gliese (Richard), Lilien Batman (Driss)… et la voix off de Jean-Pierre Darroussin.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article