30 Janvier 2024
Trois comédiens un peu « barrés » se muent en percussionnistes fous avec pour seuls instruments une table de bois et leurs mains nues pour cadencer une variation autour d’un morceau de musique écrite. Surprenant autant que fabuleux.
Ils n’ont d’autres accessoires que des tablettes de bois et le mouvement qu’ils donnent à leurs mains. Vêtus de noir tels des marionnettistes s’effaçant derrière leurs créatures, ils offrent un visage impassible, qui est la seule partie de leur corps visible du public avec leurs mains. L’un derrière l’autre, dans un timing minutieux, ils entrent, s’installent et disposent devant eux une partition de grand format, pour le moment sans usage. Le visage toujours inexpressif, ils expérimentent sur leur table, avec un ensemble parfait les possibilités de jeux de mains, avec leurs résonances. Effleurements, frottements, tapotements, claquements, frappes avec un doigt ou plusieurs, une main ou les deux se succèdent, s’enchaînent, se superposent en utilisant toutes les ressources qu’offrent les mains, à la verticale ou à plat, avec le dos ou les paumes, avec le bout des doigts ou les phalanges.
Une chorégraphie impeccablement réglée
C’est à un véritable ballet que se livrent les mains placées sous les projecteurs. Les deux manipulatrices et le manipulateur qui les utilisent comme des objets inanimés n’expérimentent pas seulement l’indépendance possible de chacune de leurs deux mains et leur faculté de dialoguer ensemble, voire de s’affronter ou de s’ignorer, ils explorent les ressources complexes nées de l’existence du trio. Comme dans un jeu oulipien, une grammaire de signes se met en place et, avec elle, toutes les combinaisons possibles : l’unisson des trois paires, les effets de symétrie ou d’asymétrie revendiquée, les ondes de propagation que peuvent créer les mouvements ou la différenciation absolue de chacune des mains qui vit sa vie propre, indépendamment de son environnement. On observe, fasciné, le développement, dans cet espace restreint, délimité, de possibilités infinies, comme une navigation imprévisible sur une mer sujette aux fluctuations du vent, de la lune, de la température de l’air ou de la profondeur de l’océan dont on tenterait d’explorer toutes les formes possibles. Parfois une main coupe la parole aux autres, impose son rythme, entraîne les autres dans son propos. Les mains dessinent un ballet ininterrompu dans lequel son et danse se confondent, tiennent une assemblée d’animaux étranges, crêtes dressées ou corps rampant à terre, qui envahissent le plateau.
Une théâtralité musicale
Bientôt, comme une onde qui se répand, une contagion qui s’étend, les percussions et le mouvement s’échappent du plateau des tables. Les claquements de mains retentissent dans l’air, les mouvements des bras aux manches retroussées tracent dans l’espace les fleuves blanchâtres laissés par la persistance rétinienne, brouillant les pistes, débordant le cadre imparti, mettant au jour une liberté nouvelle. Voici que les visages s’animent à leur tour, plongeant vers la table ou tendus vers le ciel, tordus d’un côté ou de l’autre, reprenant, dans une forme mécanique ou presque, la formule combinatoire auparavant imposée aux mains, semblables à des têtes d’échassiers attirés par le même paysage imaginaire, qui se regardent aussi parfois l’un l’autre. Les tables de chacun des interprètes se sont rapprochées pour ne faire qu’une où bras et mains du trio se chevauchent dans un jeu d’apparitions-disparitions et s’emmêlent jusqu’à ne plus permettre d’en identifier les propriétaires.
La musique comme le commencement
Comme une ultime main-de-nez qui vient clore la pièce et en raconte l’histoire se place la musique. Les partitions sont ouvertes et l’on découvre alors que le point de départ de ces explorations tant sonores que visuelles est un morceau de musique écrite de sept minutes, composé par Thierry De Mey. Son potentiel théâtral a fourni la matière d’une aventure menée sur le long terme. Deux ans ont été nécessaires aux trois comédiens pour maîtriser la partition avant d’en inventer les développements possibles, d’en « domestiquer » les subtilités, d’en acquérir une connaissance suffisamment fine pour en dériver des variations qui transforment les erreurs en propositions et laissent place à la surprise et à l’inattendu. Les improvisations ont été réglées au fil d’un travail de captation vidéo pour en éliminer les scories.
Le résultat est à la mesure de ce titanesque travail autour du minuscule. Non seulement on est confondu par la perfection avec laquelle les trois interprètes interviennent l’un par rapport à l’autre et se livrent à l’exercice difficile entre tous de gérer l’ensemble des figures et des enchaînements, y compris les silences, mais on l’est tout autant par le plaisir qu’on retire de ce spectacle hors norme et qui n’est pas assis sur la seule performance. Une Musique de tables à déguster sans modération !
S Spectacle construit à partir de Musique de tables de Thierry De Mey S Conçu et interprété par Éléonore Auzou-Connes, Emma Liégeois et Romain Pageard S Collaboration artistique Claire-Ingrid Cotanceau & Thomas Pondevie S Scénographie Jean-Pierre Girault S Création lumière et son Auréliane Pazzaglia S Régie lumière et son Mona Guillerot S Production La Pop S Production déléguée Prémisses – Office de production artistique et solidaire pour la jeune création S Coproduction Nouveau Théâtre de Montreuil, CDN S Soutiens Jeune Théâtre National – L’Athénée Louis-Jouvet S Le Cercle des Partenaires et la Fondation des Amis du Théâtre des Bouffes du Nord et de l'Athénée Théâtre Louis-Jouvet soutiennent avec leurs mécènes la programmation Jeune Création de la salle Christian-Bérard S Durée 50 minutes
Rés.01 63 05 19 19 www.athenee-theatre.com