29 Janvier 2024
Spectacle très intelligent et passionnant en deux parties où Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woeh illustrent par un récit des questions très techniques et abstraites et le challenge est de nous impliquer en faisant appel à nos émotions. Ainsi, le geste artistique de cette grande figure de l’avant-garde américaine que Maya Deren a été, est mis en œuvre sous nos yeux avec talent et humour.
Au début, la scène est vide, toute blanche éclairée par des néons au plafond assez crument. Et puis Anna Chirescu arrive en marchant et s’approche du devant de la scène et nous interpelle. Très vite on comprend qu’elle EST l’incarnation de Maya Deren et qu’elle va nous faire une « démonstration » de ce que Maya Deren a inventé. Et tout ça sur le clip « Single Ladies » de Beyoncé qui sert de prétexte mais que Anna Chirescu ré-interprète avec beaucoup de dextérité et suffisamment de recul. Ce clip permet la mise en œuvre, la mise en scène des théories filmiques de Maya Deren. Il permet l’explication de son rapport à l’espace et au temps qui peut surprendre et s’avère très progressiste et très en avance sur son époque. Paradoxalement, c’est bien Beyoncé qui a fait découvrir Maya Deren aux deux auteurs, Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woeh. Ils racontent que leurs réflexions sur la danse et la vidéo sont nées des clips de Beyoncé. Ainsi la boucle est bouclée si je puis dire. Comme bien souvent l’art populaire ouvre l’accès à des créations plus exigeantes, qui demandent plus d’effort en tant que spectateur et spectatrice. Après avoir dansé une fois, Anna Chirescu remonte le fil de la chorégraphie, « rembobine sa danse ». Ensuite elle associe chaque mouvement à un personnage célèbre ayant marqué l’iconographie gestuelle ou sonore du XXe siècle, avec entre autres Doris Humphrey, Martha Graham, Jackie Kennedy ou Joséphine Baker mais aussi Margaret Tchatcher et son « I want my money back ».
Cette première partie met en œuvre le concept de mise en scène avant gardiste de Mayan Deren. Je vous invite à regarder la vidéo de son court métrage expérimental « Meshes of the Afternoon », bel exemple de ses films dont la mécanique temporelle et répétitive a inspiré David Lynch.
La deuxième partie essaie d’expliquer les techniques de caméra en partant d’un concept imaginaire d’un corps / camera qui filme plus qu’il ne voit. Ce corps / caméra nous explique en les mimant avec beaucoup d’humour toutes les techniques principales du cinéma ; gros plan, travelling, plan fixe etc etc . C’est imagé, pédagogique et très divertissant. Cette deuxième partie finement interprétée par Daphné Biiga Nwanak est tout aussi surprenante que la première. Elle arrive avec une pile de livres dans les bras, qu’elle jette immédiatement et nous interpelle. Bien sûr, parmi ces livres se trouve « les Écrits sur l’art et le cinéma » de Maya Deren. Elle nous décrit avec ce « corps / caméra » ce qu’elle voit/ filme et nous raconte les impressions voulues, créées et ressenties. D’un concept ultra froid ont passe directement aux émotions avec une pirouette scénique parfaitement maitrisée.
Le spectacle aborde tous les sujets contemporains sans fausse pudeur avec une pointe d’humour ce qui ne gâte rien. On parle de cette fascination moderne de s’autofilmer et de se mettre en scène, on aborde la pornographie et ses dérives comportementales. Comme tous les visionnaires Maya Deren avait une pertinence aigue des dérives comportementales que les innovations technologiques ou sociétales pourraient entrainer chez ses contemporains et futurs contemporains.
Maya Deren est née en Ukraine en 1917, mais partie tout enfant aux États-Unis, elle a été l’une des grandes figures de l’avant-garde artistique de son temps. Réalisatrice expérimentale et personnalité majeure du cinéma expérimental américain des années 1940, Maya Deren réalise de nombreux courts métrages d'inspiration surréaliste et psychanalytique. Elle fut aussi chorégraphe et inventa une nouvelle discipline : la vidéodanse. Paradoxalement ce travail de Maya Deren est plus reconnu dans le milieu de la danse contemporaine que dans le milieu du cinéma grâce à l’invention de cette discipline artistique qui utilise le cinéma comme médium.
Elle fait la rencontre du cinéaste Alexander Hammid avec qui elle réalise Meshes of the Afternoon en 1943, marquant un avant-gardisme étatsunien proche de Cocteau. Puis ses films de chambre incorporent de plus en plus la danse ou l'expression corporelle.
Ce spectacle est une découverte délicieuse, à mi-chemin entre la danse et le théâtre, plein d’inventivité et d’intelligence. A ne pas rater.
Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woeh
Distribution
mise en scène, dramaturgie, texte et costumes de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl assistés de Wanda Bernasconi
avec Daphné Biiga Nwanak et Anna Chirescu
scénographie d’Arthur Geslin
création lumière de César Godefroy
création son et régie générale de Foucault De Malet
répétiteur caméra – Ferdinand Flame
construction de la scénographie – Atelier Gesture
Du 29 février au 4 mars 2024
T2G Théâtre de Gennevilliers
Centre dramatique national