31 Janvier 2024
C’est dans la peau d’un de ses doubles, Alvaro de Campos, que Fernando Pessoa se livre à un vertigineux voyage intérieur. Lena Paugam en restitue admirablement la charge de nostalgie en même temps que la violence.
À l’arrière du plateau, c’est une mer voilée qui forme le décor. Ni vraiment encore du bord de terre, ni tout à fait perdue dans les flots, alors que s’estompent et se perdent les contours de chacun, elle est d’un entre-deux brumeux et incertain qui invite à la rêverie. Le tableau s'ensanglantera au fil du récit pour devenir voile aux couleurs de brasier, transportant ses démons malmenés par la houle et les tempêtes, en même temps qu'étoffe sanguinaire dans lequel se drape le narrateur. Pour le moment, celui qui parle est cet être androgyne qui contemple la mer tandis que s’égrènent les gouttes d’eau qui mèneront sur les bords du fleuve avant de gagner la haute mer et devenir déchaînements tempêtueux. Un être entre deux mondes qui contemple cette assemblée de bateaux et leurs croisements vaporeux avec une douloureuse douceur, un mal de mer « dans l’esprit ». La voix basse, profonde, de la comédienne qui porte le texte suit des mots et des yeux ces mouvements incessants au travers desquels l’esprit voyage.
Entre « réalité » et vision
Parue en 1915 dans le deuxième numéro de la revue Orpheu, Ode maritime mêle la nostalgie douce de ceux qui restent au port à l’agitation furieuse qui est l’apanage de ceux qui affrontent les éléments déchaînés de la haute mer. Croisant le modernisme des machines et le souvenir d’une époque où le monde paraissait plus grand parce qu’on mettait plus de temps à le parcourir, l’Ode est le poème d’une dérive entre réalité et imaginaire, présent et passé. Plus on recule dans le temps, plus l’esprit s’enfièvre et se détache de l’aspect policé des relations sociales, plus il s’ensauvage et s’aventure, toutes amarres larguées, tous freins lâchés, dans le déferlement des fantasmes des matelots et dans l’absolu d’une liberté débridée, au pays forcené et mythique des pirates. Poème de sang, de viols et de rages, de combats plus qu’humains, hors humains, sa fin consacrera l’éveil d’après le délire, bouclant la boucle de cette errance au gré du rêve.
Une ode à la recherche de la poésie « pure »
Pessoa publie son Ode maritime dans la revue qu’il vient de fonder avec d’autres artistes. Orpheu tire son nom de sa référence à l’orphisme, à la recherche d’une poésie « pure ». Inscrite dans la revendication moderniste à tout crin de la revue qui défend le vers libre, l’éclectisme de l’orthographe et du style, les anachronismes, les paradoxes et les outrances en tout genre, ce qui met vent debout toute la presse lisboète, l’Ode fait aussi figure de manifeste, de défi lancé à la face d’une littérature confite et bien-pensante que le jeune Pessoa – il n’a guère que vingt-sept ans – exècre. Elle s’inscrit dans la veine sensationniste ou sensualiste qui prône la sensation comme origine de la connaissance, une tendance que Pessoa finira par rejeter en « tuant » un autre de ses doubles, Alberto Caeiro. Si Ode maritime incarne l’esprit provocateur du groupe auquel il se rattache, il n’en reflète pas moins la personnalité profonde du poète.
Engagement physique, visée métaphysique
Il y a quelque chose du Bateau ivre de Rimbaud et de la peste d’Artaud dans la manière dont la comédienne se livre à un corps à corps avec le texte. Elle est vibration, toute sensibilité dehors, mouvement qui engage l’être pour le dépouiller de son vernis social doux et lustré. Les oripeaux de la respectabilité tombent tandis que le texte devient barbare. Lena Paugam se dépouille du veston de la « normalité » avec lequel elle est apparue. La mise à nu cesse d’être métaphorique et se fait dans l’excès. La lutte à mort que l’imaginaire entame avec le réel, qui est aussi la manière dont Pessoa se libère de son histoire, ravage tout sur son passage. L’homme qui ne connut point de femme les viole ici et les massacre ; le jeune homme qui vit à l’abri chez sa tante se métamorphose en pirate qui baigne dans le stupre et l’alcool. Les plaies saignent, les cris montent pour devenir hurlements. La musique de Yann Barreaud et Martin Wangermée, à la guitare et à la batterie, accompagne ce crescendo et rythme cette descente infernale comme elle escortera, à la fin, le retour sur terre du poète au son mélancolique du fado. On est saisi, bousculé par ce texte par endroits machiste et difficile à supporter, dont la comédienne fait ressortir toute la sauvagerie et le caractère inacceptable en même temps qu’elle nous livre et nous fait partager l’intense poésie qui émane de ces images surgies du fil de l’eau. Car la rêverie façon Pessoa est aussi ça, ce décollement du réel tout en glissements, en touches apposées qui superposent état du monde et états d’âme, métaphores fugaces et fulgurances de visions à la première personne. Quand un grand texte est servi comme le propose Lena Paugam, on a le sentiment de l’entendre et on sort heureux, même si la douche a été froide et furieuse…
Ode maritime Texte Fernando Pessoa (Alvaro de Campos), traduit du portugais par Dominique Touati et Michel Chandeigne
S Mise en scène Lena Paugam S Composition musicale Yann Barreaud et Martin Wangermée S Interprétation Yann Barreaud (guitare), Lena Paugam (voix), Martin Wangermée (batterie et pads électroniques) S Création sonore et régie son Félix Mirabel S Regard extérieur / Photographies Benjamin Porée S Accompagnement chorégraphique Fernanda Barth S Scénographie Anouk Maugein S Lumières Louisa Mercier S Régie Lumière Damien Farelly S Régie générale Joshua Lelièvre Deslandes S Production Compagnie Alexandre S Coproductions Théâtre du Champ-au-Roy (Guingamp), Théâtre Jacques Carat (Cachan), Les Bords de scènes - Grand Orly Seine Bièvre (Juvisy), Centre culturel Athéna (Auray), Les Passerelles - scène de Paris-Vallée de la Marne (Pontault-Combault) S Avec le soutien de l'Aire Libre (Saint-Jacques de la Lande) S Création en salle en octobre 2022 S Durée 1h20
Du 24 au 27 janvier 2024, Théâtre de Lorient – CDN
Le 1er février 2024, Le Carré magique (Lannion)